Les journées du patrimoine réconcilient nature et culture
Pour la troisième fois, les journées européennes du patrimoine vont consacrer non plus seulement les vieilles pierres mais aussi la nature... Des écologistes patentés ont réussi l’exploit d’infiltrer pour de bon la maison de la culture pour faire du patrimoine naturel l’égal de son cousin culturel.
Le ministère de la culture s’est rendu aux arguments des écologistes : nature et culture font toutes deux parties intégrantes de notre patrimoine, c’est-à-dire de ces « biens » qui ont une valeur même si celle-ci n’est pas économique. Protéger le patrimoine est en effet une manière de reconnaître la valeur de l’inutilité économique.
Cette action des « écologistes » est paradoxale car, pour crédibiliser le thème de l’environnement, ils n’ont cessé de mettre en exergue l’aspect utilitaire de la nature à l’opposé de ce que leur inspiraient les sentiments désintéressés pour la nature qui leur commandaient d’agir... Nul n’ignore en effet que l’écologie naquit d’une réaction d’indignation face à la dégradation esthétique des espaces naturels.
Les premières politiques de préservations de l’environnement consistaient en effet à préserver la nature en tant que patrimoine remarquable, mais il n’en demeure pas moins qu’il s’est agi très tôt de dépasser voire de nier l’aspect patrimonial de la nature comme le révélait en son temps Robert Poujade, premier ministre de l’environnement français (nommé en 1971) dans son livre Le ministère de l’impossible. Il montre combien les préoccupations pour le patrimoine naturel ont été décisives pour emporter la décision de création de ce ministère aujourd’hui emblématique, mais il avoue aussi que : « l’un des buts principaux de ce livre » « est de montrer que l’environnement ne se réduit pas à la nature » et ce fut aussi toute l’ambition de son action : mettre l’accent sur la lutte contre les pollutions et faire oublier la préservation des paysages naturels.
Robert Poujade, ses successeurs et tous les militants de la cause ont eu cette impérieuse nécessité de devoir engager un dialogue avec les acteurs économiques et déployer des arguments recevables et crédibles. Les mesures en faveur de l’environnement étant potentiellement contraignantes, il fallait sans détour expliquer leur raison d’être. Pour s’adresser à la figure d’Homo economicus il valait mieux parler un langage qu’il comprenait plutôt que de s’attarder sur les futilités de la nature et de ses beautés.
Ainsi que les écologistes n’ont cessé de répéter que l’environnement, « ce n’est pas que les petites fleurs et les petits oiseaux », autrement dit, l’environnement ce n’est pas que le patrimoine naturel. Le ministère qui était celui « de la protection de la nature et de l’environnement » est d’ailleurs devenu le ministère de l’environnement sans que le mot nature réapparaisse jamais dans son intitulé...
La crédibilisation de l’environnement s’est donc construit grâce à la mise au ban des préoccupations d’origine pour la nature. Le second volet de la stratégie a consisté à « l’environnementaliser ». La mise en valeur des actions en faveur de l’environnement n’a jamais suffi à faire oublier que les actions en faveur « des petites fleurs et des petits oiseaux » continuaient de se poursuivre. Alors, on a essayé de démontrer en quoi la nature était utile, en quoi elle était bien plus qu’un patrimoine à l’inutilité économique avérée.
C’est pourquoi les protecteurs de la nature se sont mis très tôt à défendre l’idée de « la valeur économique » des écosystèmes qui représenteraient des dizaines de milliard de dollars à l’échelle du globe ou à essayer de démontrer l’utilité économique des certaines espèces comme les abeilles.
Au début du XXième siècle, Aldo Leopold s’amusait déjà de cette attitude. Les ornithologues, disait-il, dans son fameux livre Almanach d’un comté des sables, arguaient de manière pas tout à fait convaincante que si les passereaux disparaissaient, les hommes se feraient bientôt dévorer par les insectes... L’aspect utilitariste de l’argument – on pourrait citer des centaines d’autres exemples du même type – est évident et c’est en cela que celui-ci est économique et autrement dit environnemental. Car protéger l’environnement, c’est protéger un cadre favorable au développement économique des sociétés humaines, par exemple en s’assurant qu’elles puissent demeurer en bonne santé ou qu’elles puissent subvenir à leur besoin.
La nature continue ainsi souvent à se cacher derrière le faux nez de l’environnement. Mais, comme le rappelle Leopold, les arguments ne sont pas vraiment convaincants et c’est pourquoi les amoureux de la nature, fatigués de leur propres excès utilitaristes et surtout refroidis par leur inefficacité, en reviennent ici à la notion de patrimoine qui, pour être protégé, n’a pas besoin de démontrer son utilité !
C’est sans doute une excellente nouvelle car les politiques de protection de la nature ou de ce qu’on nomme aujourd’hui la biodiversité (terme récent qui, au passage, illustre parfaitement le phénomène d’environnementalisation...) restent avant tout étroitement liées à la notion de patrimoine.
Il faudrait maintenant suggérer de ne pas s’arrêter en si bon chemin, faire preuve d’audace et organiser le transfert des compétences du ministère de l’environnement sur la nature à celui de la culture. Ainsi, nous aurions un ensemble plus cohérent qui éviterait le mélange des genres : à l’environnement les politiques de lutte contre les pollutions et les nuisances si utiles pour assurer un développement économique soutenable et à la culture les politiques de préservation de l’inutile patrimoine que ce dernier soit naturel ou culturel.
Un ultime ajustement serait nécessaire : adjoindre à l’intitulé du ministère de la culture le mot nature, ce mot que le ministère de l’environnement a honteusement caché depuis 1971 et que son homologue reprendrait avec fierté. Car assumant déjà l’inutilité des vieilles pierres, il n’aurait aucun mal à défendre celle des petites fleurs et des petits oiseaux...