Lubrizol : l'écologie contre l'environnement
Bophal, Seveso, Tchernobyl. Ces noms de villes sont entrés dans la postérité pour avoir été le théâtre de catastrophes industrielles, mais peut-être davantage pour avoir été à l’origine d’un sursaut. Avec un peu d’audace, on les qualifierait « d’eucatastrophes », néologisme inventé par J.R.R. Tolkien, qui désigne, grâce au préfixe « eu » (« bon » en grec), un heureux dénouement. Ainsi le hobbit Bilbo ressent l’émotion de l’eucatastrophe lorsque, au milieu du désastre, il voit surgir les Aigles sauveurs. Après Bophal, Seveso et Tchernobyl, des aigles ont fait leur apparition : ceux de la politique. Ces catastrophes ont généré des destructions, mais ont été créatrices ; des règlementations sont opportunément apparues pour éviter de nouvelles tragédies.
Dans le cas de Rouen, qui prouve que les politiques de prévention ne sont pas infaillibles, on serait en peine de percevoir l’eucatastrophe. Ce ne sont pas des aigles que l’on voit surgir du nuage de fumée, mais des oiseaux de mauvaise augure. Malgré les messages rassurants et alors même que l’évènement ne soutient pas la comparaison avec ses fameux prédécesseurs, les citoyens restent anxieux et semblent faire montre d’une défiance peu commune à l’égard des autorités, sans doute en partie de manière irrationnelle. L’on devine que le niveau d’acceptabilité du risque inhérent à toute société industrielle soit récemment descendu d’un cran et ce n’est pas sans lien avec la montée en puissance d’une idéologie écologiste qui a fait son nid au cœur du pouvoir. Autrement dit, il est probable que les autorités soient prises dans la nasse d’une idéologie dont ils ont participé à assurer le succès.
Les politiques de l’environnement se sont développées en même temps que la montée en puissance de la société industrielle et avaient vocation à corriger ses excès. Il ne s’agissait pas d’éliminer les pollutions, les nuisances et les risques car ils étaient des « sous-produits » des processus de transformation garantissant l’augmentation ou le maintien du bien-être matériel. Il s’agissait plutôt de les maîtriser ou de les diminuer à un niveau « acceptable » ou « optimal ». Les politiques de l’environnement étaient à la recherche d’un compromis susceptible de garantir, tant bien que mal, un équilibre entre des intérêts contradictoires.
Ces dernières années, grâce à l’activisme des écologistes, les préoccupations environnementales ont fait une percée spectaculaire dont l’effet principal est de donner à penser que le système actuel, basé sur la recherche d’un compromis toujours imparfait, est insuffisant. Le système serait à réformer de fond en comble faute de quoi les sociétés industrielles connaîtraient une crise majeure qui les entraînera dans la chute. Les évolutions climatiques récentes, l’omniprésence dans l’environnement d’éléments issus des processus de transformation, l’érosion de la biodiversité seraient autant de confirmation d’un état critique. Ce raisonnement se défend bien sûr, mais il reste spéculatif. Rien ne vient vraiment étayer ses conclusions. Pire, beaucoup d’analyses de ce type (qui sont assez anciennes), ont été contredites par les faits comme le montre bien le livre récent de Bruno Durieux (Contre l’Ecologisme). L’humanité se porte globalement beaucoup mieux en termes d’espérance et de niveau de vie et les catastrophes annoncées ne se sont jamais produites.
Tant que cette manière d’appréhender la question environnementale restait confinée au cercle de l’écologie, les conséquences étaient mineures. Mais, dans de nombreux domaines, le pouvoir politique est venu légitimer la vision apocalyptique en suivant les recommandations risquées et mal étayées des écologistes. Ainsi a-t-il mis à mal la filière nucléaire alors que celle-ci est d’excellence française et alors que les risques étaient maîtrisés. Sur la question du glyphosate, il a récemment pris le risque d’affaiblir dangereusement l’agriculture française en interdisant un produit dont les effets néfastes sur l'homme n’ont jamais été démontrés. La France, importatrice de gaz de schiste, s'est interdit a priori, en pleine contradiction, de développer toute nouvelle filière. Au lieu de faire preuve de discernement, d'organiser des politiques de transition équilibrées et progressives, les autorités ont ainsi souvent participé à une surenchère écologiste s'opposant à toute rationalité économique, sociale et même environnementale. Ceci s’est traduit par la disparition concomitante et très révélatrice du terme « environnement ». Il ne reste en effet que la déraisonnable « écologie » qui sème la panique et mène tout droit à des formes de paralysie.
Après l'épisode Lubrizol, au moment où l'on semble ne plus vouloir assumer le risque que le secteur de l'environnement avait vocation à maîtriser et qui est la contrepartie du système assurant notre bien-être matériel, le spectre du déclassement économique plane sur notre pays. A moins que sous les yeux de tous les petits hobbits, les corbeaux de la politique, en délaissant l'écologie au profit de l'environnement, se muent en majestueux oiseaux de proie. L'espoir de l'eucatastrophe n'est jamais loin.