Dans la tourmente du "phénomène Morel"
Alors que l’humanité ne s’est jamais aussi bien portée, d’aucuns s’étonneront du succès phénoménal de l’écologie, de son omniprésence dans les discours des gouvernants et de l’ensemble des partis politiques occidentaux. A ceux-là, on ne saurait trop conseiller de lire les aventures de Morel l’homme en rupture avec la race humaine, l'homme qui voulait véritablement « changer d’espèce ».
Morel est le héros des racines du ciel de Romain Gary (prix Goncourt 1956). Cet idéaliste s’était donné pour mission de sauver la nature « à commencer par ses plus grands enfants » : les éléphants. Morel « défendait une marge où ce qui n’avait ni rendement utilitaire ni efficacité tangible, mais demeurait dans l’âme humaine comme un besoin impérissable ». Le misanthrope fit de la savane africaine son maquis. Il était devenu insaisissable, surgissant de nulle part pour neutraliser les chasseurs d’éléphants. Sa notoriété grandit à force de coups retentissants. La presse relatait ses exploits et le public occidental finit par s’amouracher de cet homme ordinaire, créant ainsi « le mythe des éléphants ».
En dehors du « grand public », personne ne prenait au sérieux cette histoire de pachiderme. Morel ne pouvait être qu’un « fou », un agitateur politique à la « solde des soviétiques », un agent français chargé de dissimuler « les réalités coloniales », l’initiateur d’un « nouveau mouvement totalitaire ». Son combat, Morel ne le menait pas seul : il s’était lié à des aventuriers vivant d’expédients et à des nationalistes africains. Mais, ceux-ci n’étaient que des alliés de circonstances poursuivant leurs propres intérêts. À ses côtés, seule une belle allemande égarée croyait à la sincérité de son combat ; elle avait enfin trouvé une raison de vivre…
Comme le héros de Gary, les apôtres de l'écologie, fascinés par la beauté de la nature, rencontrèrent dès le début la méfiance et les moqueries des ruraux et des acteurs de la société industrielle, subirent les foudres de certains intellectuels les accusant de nourrir un projet antihumaniste. Aussi ont-ils suscité l’indifférence des plus pauvres et des autorités qui les représentaient, cette même indifférence que regrettait Morel : celle « des hommes noirs » qui n'avaient aucun scrupule à abattre les éléphants pour leur viande et qui trouvaient les cheminées d’usines « mille fois plus belles » que « le cou des girafes ».
Cependant, grâce à leur force de convictions et portés par les circonstances, les écologistes reçurent un soutien décisif : celui des citadins. Comme Morel, les naïfs admirateurs de Gaïa se retrouvèrent progressivement au centre du jeu. Les médias firent « autour de cette affaire un battage qui finit par en déformer le sens » et l’écologie est devenue cette idole que personne n’a plus osé attaquer de front. Sur ces entrefaites sont arrivés les profiteurs : les capteurs de subventions de la transition énergétique, constructeurs d’éoliennes et autres panneaux solaires, les opportunistes rêvant de devenir ministre ou député... « Quel que soit le feu qui brule, il faut l’alimenter » pensait en stratège Waïtari, le leader nationaliste africain du roman, « voilà pourquoi il est indispensable d’annexer Morel et de profiter de la curiosité qu’il suscite »...
Ainsi, le battement d’aile de Morel avait fini par provoquer une tempête planétaire. Après avoir bien grandi sous l’effet des passions, l’écologie s’est transformée en « un phénomène » irrationnel et les frêles papillons de la politique ont été pris dans la tourmente. Ceux-ci ne savent maintenant que faire sinon déverser des paroles et des mesures inspirées par la peur d’une apocalypse dont personne n’a encore vu ni le centre ni la périphérie et qui est devenue quasiment mythologique. Pour renouer avec la raison et le réalisme politique, ils doivent en finir avec le mythe « écologie » et s’attacher à développer des politiques de « l’environnement » dont le but raisonnable est de soigner les maux du quotidien et d’organiser une paisible transition. En un mot, ils doivent rompre avec le « mythe des éléphants » pour mieux soigner les éléphants...