Les insectes se portent-ils si mal et sont-ils vraiment nos amis ?

Tribune écrite avec Christian Lévêque et parue dans Valeurs Actuelle le 18 mai 2023

« 80% des insectes ont disparu en 30 ans ! » Il y a quelques années, l’annonce fut retentissante et depuis, l’information est constamment reprise comme s’il s’agissait d’une donnée indiscutable. Les coupables ont aussi été désignés : les pesticides ! Il faut pourtant s’interroger sur la véracité de ces informations souvent présentées comme scientifiquement établies car, derrière les annonces sensationnalistes, se cachent bien souvent des réalités plus contrastées ...

Le fameux chiffre des 80% vient d’une étude (une seule) de 2007 qui s’intéresse à l’évolution de la biomasse d’insectes dans un ensemble de zones protégées d’Allemagne. Il faut d’abord savoir que sa méthodologie a été beaucoup critiquée et que le chiffre de baisse avancé doit être considéré avec précaution. Ensuite, les auteurs sont restés très prudents sur les causes de l’érosion observée. Ils rapportent ainsi que « l’intensification agricole (…) que nous n’avons pas pu intégrer dans nos analyses, peut constituer une cause plausible ». Ils « évoquent » donc des liens possibles avec l’agriculture, mais reconnaissent dans le même temps qu’ils n’ont pas les données pour le dire.

De toute évidence, certaines populations d’insectes ont diminué dans nos régions. Les hannetons, les papillons pour ne prendre que ces exemples, n’ont pas disparu, mais sont bien moins abondants qu’autrefois. Mais, dans le même temps, il faut mentionner la résilience des nombreuses espèces qui font régulièrement l’actualité : les moustiques, les puces, les guêpes ou les nombreux ravageurs des plantes cultivées dont les populations semblent se renouveler sans cesse alors que, de longue date, on utilise des pesticides pour les combattre.

Dans une mise au point récente qui a été, sans surprise, beaucoup moins médiatisée que la publication allemande, les chercheurs britanniques de l'Institut de Recherche Rothamsted concluent que l’hypothèse d’un déclin sévère n’est pas étayée par leur base de données sur les papillons de nuit qui est un groupe témoin intéressant. Leurs données ont permis d'estimer le poids des papillons nocturnes capturés chaque année sur 34 sites différents entre 1967 et 2017.  Un pic de la biomasse a été observé en 1976 suivi d’un déclin estimé à 8% par décennie en moyenne. Mais les résultats révèlent que la biomasse est la même aujourd’hui que dans les années 1960. Il y a donc eu augmentation puis un déclin de la biomasse et non un déclin continu. Par ailleurs, alors que la pollution lumineuse ou les pesticides sont souvent mis en cause, ce sont dans les forêts et les prairies où les plus fortes baisses ont été constatées. Ces résultats laissent penser que les affirmations péremptoires sur le rôle majeur des pesticides sont mal étayées. Cela ne signifie pas que qu’ils ne jouent aucun rôle, mais que celui-ci a probablement été surévalué.

Une étude autrichienne menée sur 30 ans sur plus de 4000 espèces d’insectes a montré par ailleurs que la diversité des espèces d’insectes indigènes est restée stable dans l'ensemble, que la densité des insectes a montré des changements mineurs, mais que la composition des espèces a changé. En cause, selon l’étude, les évolutions climatiques. Les espèces thermophiles, relativement peu exigeantes vis-à-vis de leurs habitats, sont celles qui ont le plus augmenté. En ce qui concerne le nombre d'individus dénombrés sur les surfaces étudiées, la plupart des groupes d'insectes montrent peu d'évolution marquée même si, parfois, des baisses où des hausses significatives ont été constatées.

Il existe de nombreuses autres études sur la situation des populations d’insectes qui font état de sensibilités différentes selon le contexte et les groupes d’insectes de telle sorte que le débat est loin d’être clos dans la communauté scientifique. Il paraît en effet difficile de traiter le groupe des insectes comme un ensemble homogène. Les situations sont très variées et ne confirment pas un déclin généralisé. Par ailleurs, lorsqu’une diminution des populations est observée, de nombreux auteurs ne considèrent pas a priori les pesticides comme la cause unique du déclin, voire même comme la cause principale.

Il est donc intéressant d’explorer les autres facteurs pouvant affecter les populations. La pollution lumineuse est le premier d’entre eux. Les conséquences écologiques de ce phénomène reçoivent depuis peu une attention accrue et la lumière artificielle est désormais clairement considérée par les écologues comme une pression anthropique majeure. Mais, un autre phénomène semble passé sous les radars : les conséquences des mesures hygiénistes. Si les écologistes présentent toujours les insectes comme les grands amis de l’homme, en mettant notamment en exergue leur rôle de pollinisateurs, ils sont beaucoup moins diserts sur les nuisances qu’ils occasionnent.

Les insectes sont des vecteurs très importants de maladies et sont des ravageurs de cultures redoutables. Au XIXème siècle, les mouches pullulaient dans tous les recoins des cités où l’on trouvait abondamment de la matière organique en décomposition. A cette époque, les insectes sont donc considérés comme le « véhicule inconscient de maladies infectieuses » et on les accuse d’avoir joué un rôle dans les épidémies les plus célèbres de l’époque.

La prévention contre les insectes indésirables s’inscrit alors dans le combat acharné pour « l’assainissement » consistant notamment à expulser de la ville la matière organique en décomposition ainsi que les déjections des animaux. Si l’on avait organisé à cette époque un suivi scientifique, on aurait constaté à coup sûr un déclin effroyable des insectes ! Les mesures hygiénistes ont ensuite gagné les campagnes : les déchets organiques et notamment les tas de fumiers ont disparu des cours de ferme. Dans les années 1950, des quantités de mouches invraisemblables tournaient autour du bétail mais aussi au cœur même des habitations. Évidemment, cette « biomasse » manque aujourd’hui à certains oiseaux insectivores, mais faut-il ici encore le déplorer ? Grâce aux humains, les mangeurs d’insectes connaissaient alors des conditions d’existence plus favorables. Devons-nous pour autant recréer les conditions de cet âge d’or des insectivores en dégradant par la même nos propres conditions de vie ?

La question de la préservation des insectes est à double tranchant… Les discours militants sur l’érosion des populations, en plus de parfois propager de fausses nouvelles, omettent d’évoquer les nuisances engendrées par les insectes et les nécessités économiques et sanitaires qui nous conduisent à les contrôler. S’il nous semble essentiel de mieux comprendre les menaces qui pèsent sur la biodiversité, il nous paraît tout aussi essentiel de comprendre les raisons sociales et économiques qui peuvent expliquer, si ce n’est justifier, certaines pratiques.