La « préservation de la biodiversité », les naturalistes, Dieu et les mânes de Darwin
Selon le dogme religieux, les créatures de Dieu sont les mêmes depuis la nuit des temps, depuis que Dieu leur a donné naissance. Mais, depuis Lamarck et Darwin, les naturalistes ont remis en cause la vision fixiste de l’Eglise sur les espèces animales et démonté le concept de « création ». Ils ont démontré, bravant la censure religieuse, que les espèces se transforment, et élaboré la théorie de l’évolution.
La vie est une source intarissable de diversité naturelle. Après chaque crise que connut notre planète et qui amena son cortège de disparitions massives d’espèces on assista à une nouvelle explosion de vie et à une reconstitution progressive de la diversité. La « photographie » de la diversité n’est donc jamais la même au cours du temps. Comme dit le poète : « La matière demeure et la forme se perd. »
La biodiversité, mot devenu à la mode depuis le sommet de la Terre de 1992, à Rio, est l’équivalent de cette « photographie ». Il désigne l’ensemble des espèces vivant aujourd’hui. Constatant l’érosion inquiétante de la biodiversité provoquée par le développement de nos sociétés, les naturalistes tirent donc la sonnette d’alarme. Il existe pourtant un paradoxe lié à cet engagement.
Il n’est pas surprenant que les naturalistes se battent pour la diversité, celle-ci faisant le bonheur des collectionneurs (certains musées rassemblent de somptueuses collections, œuvres, précisément, des naturalistes). Ce qui étonne est que les mêmes qui ont démontré hier que la nature se transforme en permanence souhaitent aujourd’hui en conserver un état du moment ! Quel curieux retournement de l’histoire que cette nouvelle approche naturaliste, étonnamment fixiste, allant à l’encontre de la tradition darwinienne.
Derrière cette préoccupation pour la biodiversité se cache cependant une volonté : conserver une planète habitable pour l’homme. Or les naturalistes se voient, pour ainsi dire, « piégés » par les concepts qu’ils ont eux-mêmes forgés. Car la notion d’espèce est plus une catégorie de l’esprit qu’une réalité. Bien que le sens commun incite à penser le contraire en observant une souris à côté d’un éléphant, l’arbre de la vie n’a pas de coupures ou de frontières franches. Celles-ci, depuis Aristote, ont été inventées pour aider l’homme de science rationnel à comprendre et à connaître la nature. Le revers de la médaille est qu'en voulant faire rentrer la nature dans des « cases », on fige une réalité complexe et mouvante, même si les classifications systématiques sont régulièrement remises à jour.
Nous n’assistons pourtant pas aujourd’hui à la victoire tardive des clercs, mais à un improbable rapprochement entre deux termes désignant une image fixe de la nature. Certes, les apparentes similitudes cachent des conceptions radicalement différentes, mais, en troquant le mot création contre le mot biodiversité, nous perdons une dimension essentielle attachée à la nature.
En effet, le mot création renvoie à celui de beauté. Il y a eu, tout au long de l’histoire chrétienne, une tradition de louange de la création rattachée aux beautés de la nature et aux inexplicables remous qu’elle provoque en nous. Ce sont les beautés de la nature qui nous commandent de l’admirer et révèlent pour beaucoup la preuve de l’existence de Dieu. Aujourd’hui encore, et peut-être davantage qu’à une certaine époque, nous sommes sensibles à l’esthétisme de la nature. Il est même très probable qu’au cœur de notre engagement pour les espèces vivantes se niche notre sensibilité à l’égard du beau, et notre refus de le voir souillé.
Car, si un jour disparaissaient de nos contrées la cigogne et l’hirondelle, nous perdrions davantage que les annonciatrices du printemps, mais des créatures qui remplissent notre être d’une sorte de frisson. Même le naturaliste herborisant stoppe parfois son désir de connaître en délaissant sa flore pour se laisser envahir par son besoin d’admirer.
Dans notre société contemporaine, la sensibilité à l’égard de l’esthétisme de la nature s’accroît pour deux raisons essentielles : d’abord, nous sommes plus détachés des nécessités quotidiennes de la survie et nous pouvons embrasser la dimension esthétique de la nature ; ensuite, notre mode de vie entraîne une exploitation généralisée de la nature qui dégrade ses beautés. Notre passion actuelle pour la campagne, le paysage et le jardin révèle cette sensibilité accrue pour la nature comme « cosmos ». Le plus étonnant est de constater qu'en même temps que s’accroît cette sensibilité, s’accroît la rationalisation des « valeurs » esthétiques dont l’utilisation permanente du mot biodiversité est un révélateur.
Il y a pourtant quelque chose de profondément désagréable à entendre traiter toutes ces créatures merveilleuses par ce mot grossier et sans saveur qu’est biodiversité ! Nous ne prêchons pas pour le retour du concept de création, mais, comme dirait John Muir, arrêtons de transformer des cathédrales gothiques en entrepôts de marchandises ! Derrière cette systématisation de l’emploi du mot biodiversité se cache un mal qui doit attirer davantage notre attention.
Quand il s’agit d’agir pour la nature, nous sommes bloqués : que protéger et comment s’y prendre ? On ne peut se contenter de limiter l’action en faveur de la nature à une faible proportion d’espèces : il n’est pas possible de s’en tenir aux merveilles de la nature que sont l’éléphant et le panda, même s’ils nous fascinent davantage que la blatte et le cloporte. Il nous faut trouver une entrée objective – et cette entrée est celle de la diversité. Protéger la nature consiste donc aujourd’hui à « gérer » : l’exercice est difficile.
Pour un Etat, concevoir une politique qui sert la biodiversité est aussi complexe que la recherche, pour un enseignant, d’un programme commun adapté à une classe unique. Chaque espèce a un biotope différent, répond plus ou moins négativement à l’activité humaine. Pis, la conservation de certaines espèces peut s’opposer à la survie d’une autre. Mais la complexité n’est pas à son comble : la biodiversité, c’est aussi la diversité écologique (des milieux) et la variabilité génétique !
Résultat : les politiques conçues à partir d’un tel concept globalisant ne peuvent être que des « usines à gaz ». Les difficultés de mise en œuvre, sur le terrain, des directives Oiseaux et Habitat (Natura 2000), basées sur une liste d’espèces en latin et une liste d’habitats indéchiffrables (par exemple « steppes continentales halophiles et gypsophiles » ou « végétation chasmophytique des pentes rocheuses ») l’atteste. Ce n’est pas la vision de ces politiques embarrassées qui nous alarme, bien qu’elle ne clarifie pas l’action publique, mais l’effet inévitable de cette rationalisation de la nature, conduisant à la confiscation et à la monopolisation du débat par la caste des experts.
Etant les seuls à manier avec dextérité les concepts qu’ils ont créés, ils deviennent seuls habilités à établir des constats et à échafauder des politiques complexes que le peuple ne s’appropriera jamais, étant par la force des choses exclu du débat. La caractérisation rationnelle de la nature a mis d’un côté la petite minorité de ceux qui savent et de l’autre la grande majorité des ignorants. Cette situation est d’autant plus dommageable que l’exploitation irraisonnée de la nature menace sévèrement le développement et la survie des sociétés humaines.
Les participants à la conférence sur la biodiversité ont donc raison de s’inquiéter. Malheureusement, il est probable que les débats ne seront pas à la hauteur des défis qui nous attendent. Les sociétés, occidentales en particulier, doivent s’interroger sur leur mode de vie, particulièrement consommateur et destructeur, et ce parfois au mépris de certains besoins humains fondamentaux.
Mais notre salut ne viendra probablement pas des décisions prises dans des cénacles d’experts où s’échange un vocabulaire autorisé. La biodiversité/création n’est pas l’apanage d’une élite. Si nous voulons préserver cette source d’émerveillement, il nous faudra trouver un mode d’existence plus responsable et plus raisonnable, et sans doute renoncer à bien des avantages tirés de notre société de bien-être matériel et de consommation.
Une coopération douce entre l’homme et la nature est nécessaire à une vie simplement humaine, et elle est indispensable aux Occidentaux déracinés par la révolution industrielle. Le combat que nous devons engager, loin de celui qui nous est proposé, doit plus s’inscrire dans une anthropologie, une manière d’aborder l’existence et les rapports intimes que nous entretenons avec notre environnement.