Katrina : le retour de l'histoire naturelle
Avec la chute du mur de Berlin, en 1989, s'en est allé la dernière utopie du XXième siècle. On nous a prédit alors cette fameuse fin de l’histoire : on allait constater, sur tous les continents, l’installation progressive de la démocratie de marché. À l’abri des guerres assassines, on pourrait désormais cultiver le bonheur qui semblait jusque-là si difficile à saisir. Nous avons réalisé depuis, et le 11 septembre nous y a aidés, que nous n’avions pas atteint le bout des temps : nous avons entendu, au loin, gronder l’orage de l’histoire qui revient.
Aujourd’hui, on se demande si les événements climatiques en Amérique, ces dernières semaines, ne signent pas le retour d’une autre histoire, naturelle cette fois. Or, comme la précédente, celle-ci n’a jamais disparu : nous pensions seulement avoir abandonné son cours et être paisiblement installés sur ses berges stables. L’histoire de la civilisation occidentale ressemble, en effet, à celle d’un satellite prenant ses libertés avec les lois de la gravitation naturelle : depuis la révolution industrielle, nous vivons dans un nouvel « espace- temps » hors nature. Ainsi, depuis un certain temps, nous pensions vivre à l’écart de l’histoire naturelle qui rythmait, indépendamment de nous, l’ordre cosmique auquel nous n’appartenions plus.
Les ouragans Katrina puis Rita, qui ont touché le sud des États-Unis, nous rappellent qu’il n’en est rien. En effet, jusque-là, nous connaissions les ravages potentiels d’épisodes climatiques exceptionnels. Le tsunami en Asie du Sud-Est a été une piqûre de rappel. Mais, à cette occasion, c’est moins le déchaînement des éléments naturels que l’inexistence de systèmes d’alerte qui a été tenu pour responsable de la catastrophe humanitaire. Les pertes en vies humaines et les dégâts matériels ne signifiaient donc pas l’impuissance des sociétés humaines face à des événements naturels imprévisibles, mais plutôt l’insuffisance de développement des sociétés touchées.
Une société mieux dotée, comme celle du Japon disait-on, résisterait bien mieux. Or, les images de la catastrophe engendrée par Katrina aux États-Unis, puis les menaces de Rita ces jours derniers, semblent infirmer cette analyse.
À La Nouvelle-Orléans, les envoyés spéciaux, coutumiers des zones sinistrées, nous ont dit leur étonnement : rien ne pouvait différencier les scènes dont ils ont été les témoins sur le sol américain des champs de bataille africains qu’ils ont antérieurement fréquentés. Les dégâts matériels énormes, les camps de réfugiés, les cadavres pourrissant aux coins des maisons, l’insalubrité générale, la désorganisation des secours semblaient jusque-là souligner l’acharnement du sort sur des populations déjà miséreuses.
Les ouragans de ce début de saison 2005 et particulièrement Katrina montrent la fragilité de toutes sociétés et relativisent nos certitudes et la solidité de l’abri technique que nous avons investi. Ils nous indiquent aussi combien nous sommes en déconnexion totale avec certaines réalités concrètes. L’ensemble des commodités inopérantes (l’eau courante, l’électricité, les toilettes...), le surgissement de la « violence de survie » (pillages...), l’omniprésence de la mort, les menaces sur l’approvisionnement en pétrole ont mis les populations dans un état de désarroi et d’hébétude totale. Certains se sont révoltés contre des « conditions de vie animales ». Pourtant, elles sont encore le quotidien de bien des sociétés humaines. La catastrophe fait vaciller certaines certitudes d’invulnérabilité.
On peut rétorquer avec justesse que ces dernières ont depuis longtemps été mises à mal par la généralisation des problèmes environnementaux. Mais ces certitudes persistent : les politiques de développement durable sont basées exclusivement sur une confiance (aveugle ?) dans l’amélioration des sciences et techniques ou sur une évolution des comportements à l’intérieur de la sphère « matérielle».
Or, ce que nous révèle Katrina, c’est qu’à tout moment, quels que soient les acquis de notre univers technique, nous pouvons être à confrontés aux nécessités qu'impose la simple survie.
Les colères du ciel de ce mois de septembre sont les signes avant-coureurs du retour de l'histoire naturelle au sein même des sociétés humaines qui se croyaient débarrassées des contingences « cosmiques ».
Elles soulignent surtout que rien n’est jamais acquis définitivement : que l’écart que l’homme en général et les sociétés occidentales en particulier ont creusé entre eux et la nature doit être sans cesse alimenté pour éviter qu’il ne se résorbe.
Nous sommes dans la situation de l’oiseau qui, pour profiter d’un instant de vol plané, doit sans cesse reprendre ses battements d’ailes : le bonheur est au prix d’efforts constant. Nous ne pouvons en jouir sans la conscience impérative de sa fragilité.
Ce genre d'évènements qu'on nous promet à l'avenir plus nombreux à cause du réchauffement climatique, est de nature à bousculer l’insouciance de nos sociétés de bien-être et de loisir. En cela, il peut nous être salutaire.
Car, pour affronter le retour combiné des deux histoires et de leurs forces démultipliées, il nous faudra une attention particulière à certaines réalités plus concrètes, une capacité à fixer des priorités véritables, et avoir le courage, parmi l’ensemble de nos préoccupations et de nos exigences d’enfants gâtés, de tailler dans le superflu et le futile.
Bertrand ALLIOT