Sous le CPE, la plage
Moi aussi, j’ai manifesté, j’ai protesté, j’ai occupé pour rejoindre la grande histoire des luttes
A de multiples reprises durant les années que j’ai passées au lycée ou à l’université, j’ai participé à des manifestations, envahi des amphithéâtres, me suis assis sur la chaussée devant des rectorats. Je pense même que s’il m’avait été « donné » alors d’occuper la Sorbonne, je n’aurais pas hésité, et ce quelle qu’en soit la raison. Car je sais aujourd’hui – je pense en fait l’avoir toujours su – que mes motivations étaient étrangères à mes revendications. Celles-ci, je le crois, étaient un prétexte, même si je tentais de me persuader du contraire et que j’étais capable de les mettre en scène avec une apparente conviction.
Quel but servait alors un tel prétexte ? Eh bien, je crois, celui de participer à l’histoire. Car j’ai grandi, comme beaucoup de mes contemporains, dans un contexte apparemment anhistorique. J’ai, en quelque sorte, cru être privé d’histoire. Parce que nos ancêtres ont acquis de haute lut-
te ce dont nous jouissons aujourd’hui sans même nous en rendre compte, nous voilà désœuvrés. D’où cette tendance à s’inventer des causes et se trouver des ennemis. Quand je battais le pavé, je disposais de quelques revendications bien ficelées que j’étais prêt à exposer si l’on m’interrogeait. Je les avais simplifiées au maximum, car je voulais avoir l’esprit libre pour contempler cette foule qui m’accompagnait et surtout pour que rien n’entrave la sensation enivrante d’être emporté par une déferlante historique. J’étais tout juste contrarié par les cou- leurs trop criardes des manifestations, qui ne correspondaient en rien à l’habit noir et blanc de l’histoire dont avaient témoigné toutes les photographies des événements révolutionnaires passés.
Il ne fait aucun doute que les étudiants qui ont occupé la Sorbonne ces derniers jours sont prisonniers, comme je l’ai été, d’une sorte de présent historique. Une chose le prouve à elle seule : les images des sièges universitaires montrent que les slogans de 1968 refleurissent : « Sous les pavés, la plage » s’inscrit de nouveau sur les tableaux noirs. Ces réminiscences du passé dans des assemblées générales d’aujourd’hui démontrent que les grévistes, en partie sans doute encouragés par des « adultes » fiers de leurs exploits passés, sont mus par l’envie de vivre l’histoire, ici et maintenant. Parallèlement à cette envie, l’hameçon de la revendication n’attrape qu’un menu fretin, ce pauvre contrat première embauche (CPE) qui passait par là. Assurément, les grosses ficelles du passé semblent avoir plus d’allure que la prise insignifiante du jour.
Cette relation ambiguë, voire paradoxale à l’histoire, n’est malheureusement pas l’apanage de la jeunesse. De nos jours, il est frappant de voir à quelle vitesse les événements qu’il nous a été donné de vivre sont « historicisés », notamment par les « docu-fictions » télévisuels ou cinématographiques. Ainsi, à peine étions-nous sortis du traumatisme du 11 Septembre que le coup monté par Mohammed Atta était porté à l’écran.
Nous devrions rappeler sans cesse que l’histoire ne se vit pas, mais se raconte. La seule chose que l’on puisse vivre est la réalité du temps présent et, en dehors de celle-ci, toute mobilisation est vaine ou condamnée à errer dans un vide sidéral. Les réalités d’aujourd’hui, ce sont le changement climatique, la montée en puissance économique de la Chine et de l’Inde, le fondamentalisme islamique et, entre autres, en France, le problème du chômage. J’ignore si le CPE sera efficace sur ce dernier point. Je sais néanmoins qu’une idée simple a présidé à son élaboration : introduire de la souplesse dans le code du travail pour faciliter l’embauche. Et qu’oppose-t-on aujourd’hui à cette simplicité ? Des certitudes, des débats interminables, des grands mots, des défilés. On mime les scènes d’un autre âge alors que la seule question à se poser est celle de l’efficacité de la mesure et que la réponse viendra de sa mise en œuvre effective sur laquelle on peut à tout moment revenir.
J’invite mes contemporains à s’immerger à nouveau dans le temps présent, à revêtir l’habit de couleur de la réalité. Quelle importance de perdre la conscience de cette histoire que nous désirons vivre puisque c’est pour mieux l’« habiter » ?