J.R.R. Tolkien : une simplicité entre l’ « authentiquement terrestre » et l’ « absolument moderne »

Publié dans Tolkien and Modernity en 2006

À partir notamment des lettres de J.R.R. Tolkien nous souhaiterions pénétrer de nouveau l’œuvre de ce grand inventeur de monde du XXe siècle. Rappelons que sa correspondance révèle « l’enfantement » du Seigneur des Anneaux et de ses autres textes moins connus et que ces « lettres » peuvent être classées dans trois grands groupes. Le premier rassemble les lettres destinées à ses enfants – ils seront ses premiers lecteurs – et particulièrement à son fils Christopher. Il évoque avec eux les aventures en Terre du Milieu et engage une conversation sur le sens de l’existence. Le deuxième groupe est composé des nombreuses lettres adressées à son éditeur Sir Stanley Unwin et à son fils Rayner. Elles traitent essentiellement de questions pratiques en rapport avec la publication de ses écrits. Enfin les lettres du troisième groupe sont adressées à ses fans ou à divers types d’interlocuteurs – des journalistes par exemple – avec lesquels il reviendra sur certains points de détail ou sur la portée de certains épisodes ou faits marquants de son œuvre.

Associée à ses écrits de fiction, la correspondance de l’auteur nous permet d’entrevoir la « pensée Tolkien ». Il fut, bien entendu, avant tout un auteur de romance même si dans sa spécialité, la philologie, il eut un rôle éminent et reconnu. Il ne développa donc pas une « pensée » à l’image de celles d’autres intellectuels de son temps. Cependant, en créant un monde imaginaire et en méditant sur sa propre création, Tolkien nous livre bien le fruit de sa « pensée » et c’est bien cette dernière que nous souhaitons mettre au cœur de ces quelques pages. Elle a d’abord ceci de remarquable, comparée à la plupart des autres, d’avoir été « offerte » en partage à des millions d’hommes à travers le monde : le Seigneur des Anneaux a connu un succès considérable aussi bien sous sa forme littéraire originale que sous sa forme cinématographique. Il faut dire que Tolkien ne se contenta pas d’écrire de simples histoires : il créa un véritable monde secondaire avec des langages, des légendes et un mythe qui constituent un réservoir inépuisable de questionnements et d’intérêts. Entrer dans l’œuvre de la pensée tolkinienne est comme pénétrer une maison dont on se rend bien compte qu’elle est « habitée » : chaque porte laisse entrevoir un peu plus son ampleur et partout où l’œil se pose se rencontre la « présence ».

Son travail possède, comme la majorité des œuvres littéraires qui ont marqué leur temps, un message à caractère universel. Il s’agira ici d’en saisir partiellement la portée et de comprendre comment il a pris forme. Car, le dessein de Tolkien est avant tout modeste. C’est peu à peu et sans y prendre garde que son œuvre a été sublimée, presque malgré lui. Il a élaboré son œuvre pour satisfaire ses désirs les plus simples. Mais parce qu’il « était du monde » et fermement ancré en lui, il s’adressa naturellement au monde. Ainsi, la question de la technique est largement présente dans son œuvre parce qu’il fait partie de cette génération qui vécut l’avènement de l’ère de la mécanisation. Mais ce qui retiendra davantage notre attention est la grande dévotion de Tolkien pour la simplicité – le simple, le commun, opposé au sophistiqué ou au cultivé – qui s’explique, en grande partie et selon ses propres mots, par la capacité de cette dernière à s’« ennoblir », c’est à dire à dépasser sa médiocrité pour produire quelque chose de plus grand et de presque divin. Cet éloge du simple passe naturellement par la mise en valeur du peuple Hobbit, société rurale et paysanne « authentiquement terrestre » dont les représentants acceptent et affrontent le destin et l’histoire avec une grande noblesse. Mais ce qui vaut surtout pour notre époque est une nouvelle forme de simplicité qui transpire à travers l’œuvre et la vie de Tolkien. Elle est différente de la simplicité Hobbit, de celle qui prévalait à l’âge d’or, parce qu’elle est adaptée à l’homme de la modernité. Cette simplicité nouvelle esquissée par l’auteur du Seigneur des Anneaux, vient prendre place à mi-distance entre ce que nous appellerons l’ « authentiquement terrestre » et l’ « absolument moderne ».

Tolkien et la nécessité

Tolkien était un créateur de monde donc un rêveur, un contemplatif. Mais avant de pouvoir se retirer en paix pour laisser cours à son imagination, de se plonger dans son univers poétique, il lui fallait se libérer des contingences matérielles, de ses soucis professionnels et familiaux. Ainsi, sa correspondance révèle comment les nécessités vitales lui pèsent et comment les « ennuis domestiques et universitaires » le ralentissent dans l’accomplissement de son œuvre, fruit de son activité méditante. Ainsi, avec les lettres se succèdent les évocations des « périodes exténuantes » inhérentes à l’existence de tout homme, mais qui chez l’auteur semblent prendre une importance particulière. Car il paraît traverser ces périodes – notamment les problèmes de santé de sa femme ou de son fils et les copies à corriger pour arrondir les fins de mois et contre lesquelles il ne cesse de maugréer – sans penser une seconde à les fuir ce qui serait sans doute la tentation de beaucoup d’autres. On sent bien qu’il fait face consciencieusement à toutes les tâches inhérentes à la vie quotidienne, qu’il ne peut se libérer de la nécessité sans lui avoir donner auparavant l’attention qu’elle mérite. Cet inventeur de monde, malgré la puissance de ces rêveries, ne semble jamais considérer le monde concret avec légèreté.

Pour cette raison, années après années, on le voit se pencher sur son œuvre littéraire – sur « le travail sérieux »1 – après avoir consciencieusement rempli les tâches nécessaires qui lui échoient. Il semble toujours dans l’incapacité – pour se plonger par exemple corps et âme dans ses récits – de bâcler ou de survoler son travail « pressant et pesant » ou de manquer à ses devoirs et s’il lui arrive de prendre du retard « avec les choses [qu’il] devrait faire », notamment parce qu’il est occupé au Seigneur des Anneaux, c’est toujours avec la conscience qu’il ne faut pas les délaisser trop longtemps.

Tolkien ressemble au héros de son conte Feuille, de Niggle mettant en scène un peintre dont l’esprit est absorbé tout entier dans la réalisation d’un tableau prenant progressivement des dimensions colossales – Tolkien fait lui-même le rapprochement entre la situation de son héros et sa propre situation, le tableau étant l’équivalent du Seigneur des Anneaux2. Malheureusement des « interruptions » incessantes viennent perturber son travail de création et, à contrecœur, il délaisse ses pinceaux pour accomplir les tâches qu’il ne peut éviter soit qu’il les considère ou non « comme des devoirs » soit qu’il soit contraint de les faire quoi qu’il en pense3. Le conte met donc en scène un personnage tiraillé entre deux types d’activité incompatibles parce que demandant chacune une attention exclusive. Le héros est donc contraint de faire alterner dans l’espace et dans le temps une activité choisie et une activité nécessaire dont il se passerait bien s’il n’était contraint d’y faire face.

Ce souci pour les réalités concrètes d’ici-bas, se retrouve dans cette obsession du détail : il dit lui-même qu’il est « un pédant fanatique de la précision »4. C’est ainsi qu’on le voit très souvent occupé à rechercher et corriger les moindres erreurs et incohérences dans les centaines de pages d’aventure en Terre du Milieu. S’apercevant que les mouvements de la Lune ne sont pas en cohérence avec la succession et le rythme des scènes, il reprend tout son texte. Ainsi, le plaisir immatériel qu’il aura à édifier sa mythologie et à construire une histoire haletante sera toujours appesanti par les nécessités d’un monde fait de limites et de règles. C’est pour cette raison sans doute que l’enfantement du Seigneur des Anneaux, des débuts de l’écriture jusqu’à sa publication, fut si long et douloureux.

L’inscription dans le sol

Tolkien est donc un terrien, un être fermement rattaché au concret comme les arbres qu’il aimait tant et dont les racines pénètrent profondément dans le sol. Son œuvre sera marquée par cette inscription terrienne : ses intentions littéraires sont ainsi très « terre-à-terre ». Tolkien, rappelons-le, fut philologue, un passionné des langues, des mots et de leur origine. L’une de ses premières passions fut d’inventer des langues. Mais pour lui, une langue « nécessite une demeure adéquate »5 : elle doit s’inscrire dans un monde concret, s’épanouir dans une terre singulière. C’est pourquoi, pour les langues de son cru, il inventa une histoire – baignant elle-même dans un univers de légendes et de mythes – capable de leur donner consistance. Mais, comme le rattachement à une terre n’a de sens que dans le particulier et non dans l’absolu, Tolkien adapte son monde imaginaire à son « pays bien aimé » qui n’a, et c’est ce qui précisément l’attriste, « aucune histoire propre (étroitement liée à sa langue et à son sol) »6 dans le genre des légendes celtes, romanes, germaniques, scandinaves et finnoises. Même le monde Arthurien ne le satisfait pas car il est « imparfaitement naturalisé » et « associé avec le sol britannique et non anglais »7 ! Pour Tolkien, sans doute, tout homme est enraciné, « incarné » dans un corps immatériel, culturel et social à partir duquel il déploie son humanité. Tolkien aime les espaces « signifiants » et maugrée contre un monde s’uniformisant et « en passe de devenir une seule petite banlieue desséchée de province ». Alors que certains se réjouissent que l’Anglais devienne « le plus grand groupe linguistique », l’auteur en appelle à la « malédiction de Babel » trouvant « cet américano-cosmopolitisme » terrifiant. Comme une langue, un être humain a des racines à partir desquelles il est au monde. Tolkien aime, « adore » l’Angleterre, non parce qu’il l’estime supérieure ou meilleure qu’une autre contrée, encore moins parce qu’elle serait un modèle universel, mais tout simplement parce qu’elle est la sienne et que par conséquent, son parfum l’enivre et l’émeut comme nul autre. Il en est sans doute ainsi pour tout homme dans sa relation avec son « sol ». Et, il ne faut visiblement pas lui parler de la Grande-Bretagne et encore moins du Commonwealth, qu’on devine n’être pour lui que de vastes espaces artificiellement édifiés au-dessus des réalités humaines et par ce fait même in-signifiants par nature8.

Ce n’est pas un hasard s’il se passionna pour le vieil anglais, les dialectes anglo- saxons et les anciens langages germaniques : l’étude de ces idiomes qui imprégnèrent si longuement sa terre natale est capable aujourd’hui de révéler celle-ci dans ce qu’elle fut authentiquement, dans ce qu’elle est encore au plus profond d’elle-même. En Terre du Milieu, tous les personnages viennent de quelque part, sont rattachés à une terre, ce qui explique qu’ils soient si nombreux à souffrir de l’exil. Leurs caractères sont le résultat d’une alchimie entre les apports respectifs de leur terre natale, de leur appartenance raciale, de leur lignée et de leur personnalité propre. Le mal bouscule l’équilibre des forces, déloge les créatures de leurs emplacements. Déviées de leur course naturelle, toutes les choses se meuvent concurremment et, dans un mouvement d’apparence désordonné, tendent lentement à retrouver leur place et le monde son point d’équilibre : l’Anneau est attiré vers son maître, les Hobbits vers la Comté, les Elfes vers la terre des Valars et le Roi errant vers son trône. Chaque être à sa place.

La simplicité Hobbit

On devine pourquoi Tolkien fut si proche de ses créatures les plus illustres : les Hobbits. Qui sont-ils ? Des paysans « plein d’anglicité » auxquels l’auteur aurait donné à tous des noms anglais s’il avait bien et mieux réfléchi9. Ils sont des « hommes » ordinaires proches de la nature, des êtres simples vivant dans des foyers « bien établi(s) »10. Ils ont les défauts de tous ces gens ordinaires et obtus qui sont « nés quelque part », avec leur esprit de clocher. Surtout, et ce serait une erreur de croire le contraire, ils apprécient peu l’aventure : les frontières de la Comté ne sont franchies que par nécessité. C’est pourquoi, lors de leur quête et comme le dit Tolkien, les Hobbits penseront « en priorité à la Comté »11 : c’est finalement bien naturel. Néanmoins, leurs rêves peuvent les mener hors de leur petit univers : l’un des désirs les plus grands et des plus simples de Sam – le véritable héros – est de « voir des Elfes ». Seule la lignée de Bilbo et de Frodo Baggins (Sacquet) a une prédisposition pour l’aventure12 : comme si cette dernière leur coulait dans les veines. Mais, cette lignée singulière fait exception.

En tout cas, malgré la médiocrité du Hobbit moyen, ce peuple possède une qualité essentielle : il est bien amarré au « plancher des vaches » ce qui lui confère un sens des réalités particulièrement développé. Ce bon sens et cette capacité à prendre la vie par le concret est sans aucun doute à l’origine de l’aptitude, quand la situation l’exige, à transcender la médiocrité qui les caractérise en temps normal. Une force héroïque sommeille en chaque Hobbit : nous touchons là à l’une des principales raisons qui explique l’amour de Tolkien pour la simplicité. Mais n’anticipons pas.

« Je suis en fait un Hobbit » dira Tolkien dans une lettre à Deborah Webster en 195813. L’hobbitude de l’auteur transpire en effet dans toute sa correspondance. Ses intentions d’auteur de Romance reflètent de façon remarquable ce trait de caractère : en écrivant le Seigneur des Anneaux, il veut façonner une « histoire passionnante, se déroulant dans une atmosphère et un contexte semblables à ceux qui personnellement (l’)attirent ». Il affirme plusieurs fois la simplicité de ses intentions : laisser ses propres goûts s’exprimer. Il écrit l’Anneau simplement pour sa « satisfaction personnelle »14 et pour provoquer le plaisir littéraire, comme il avait écrit Bilbo le Hobbit pour distraire ses enfants. Il est inutile d’aller chercher des explications compliquées ou d’intellectualiser sa démarche. Il ne cesse de dire à ses correspondants, qui voient tantôt dans son œuvre la dénonciation du Stalinisme, tantôt celle du pouvoir atomique, qu’il n’a eu aucune intention allégorique15. Le procédé allégorique, fait-il comprendre à ses interlocuteurs, est étranger à sa façon de penser. L’allégorie est trop sophistiquée pour un dessein qu’il souhaite plus humble, presque naïf. Elle est sans doute le symbole du type même de procédés ambitieux et recherchés qu’il réprouve d’autant plus fortement que lui-même y fut sensible à un certain moment de sa vie. Il eut en effet le projet ambitieux et démesuré de construire « un ensemble de légendes » « nobles et épurées » « allant du grandiose et cosmogonique au conte de fées romantique », une sorte d’immense et majestueux tableau valant pour lui-même – pour ses qualités artistiques propres – et dans ce que ce dernier était capable d’engendrer en terme d’inspiration chez d’autres artistes qui auraient pu utiliser son contenu pour le

« continuer ». Il abandonna vite cet ambitieux projet et mit toute sa ferveur dans « les seules histoires » passionnantes, celles qui lui venaient en apparence de nulle part et qu’il couchait spontanément sur le papier16. Mais, en réalité il ne délaissa pas totalement son projet initial ou plutôt, il le délaissa seulement en tant que projet. Il se peut que ce tableau grandiose advienne, mais, si ce devait être le cas, ce serait par la seule force des histoires. En d’autres termes, s’il doit prendre forme, il s’engendrera de lui-même. Il surviendra spontanément – ou non – et nul ne peut à l’avance prédire sa forme et son contenu, donc nul peut en avoir le projet.

Tolkien va donc adopter la manière artistique de son personnage Niggle qui peint « mieux les feuilles que les arbres », ces feuilles qu’il « porte » en lui et qu’il peint avec merveille. L’assemblage progressif et spontané de feuilles multiples finiront bientôt par former un arbre aux nombreuses branches et aux « extraordinaires racines »17, auquel viendra s’ajouter un arrière-plan, le tout devenant in fine « le pays de Niggle »18. Tolkien s’est donc converti à un nouveau genre de simplicité : dorénavant, il servira cet élan créateur et intime prêt à bondir hors de lui-même et mettra toute sa confiance dans sa capacité à engendrer un tableau de plus grande ampleur. Tolkien associe donc à la simplicité « qui tient au sol », qui constitue la base de ses histoires, une simplicité de la démarche artistique, celle de l’élan créateur. Cependant, une ambiguïté demeure sur la simplicité ou la naïveté réelle de ses intentions : de nombreux écrits semblent bien plus réfléchis qu’il ne le dit souvent comme paraît le montrer ce passage d’une lettre à un ami jésuite :

« Le Seigneur des Anneaux est bien entendu une œuvre fondamentalement religieuse et catholique ; de manière inconsciente dans un premier temps, puis de manière consciente lorsque je l’ai retravaillé. C’est pour cette raison que je n’ai pratiquement pas ajouté, ou que j’ai supprimé les références à ce qui s’approcherait d’une « religion », à des cultes et à des coutumes, dans ce monde imaginaire. Car l’élément religieux est absorbé dans l’histoire et dans le symbolisme. »19

Le Seigneur des Anneaux est une œuvre fondamentalement catholique dans un premier temps par le seul fait qu’elle est écrite par un catholique : la catholicité de l’auteur ressort naturellement du récit – nous reviendrons bientôt sur ce point. Mais, dans un second temps, l’auteur introduit intentionnellement sa catholicité : pour cette seconde raison, Tolkien prouve qu’il ne peut lui-même entièrement s’affranchir de toute sophistication, de sa capacité « réflexive ». Mais, ce fait ne doit pas servir à remettre en cause la sincérité de sa dévotion pour la simplicité. Il s’y est profondément « converti » bien qu’il soit évident, et c’est l’objet de cet article, qu’étant un homme de son temps, il se trouve dans l’impossibilité de s’y convertir complètement. En tout cas, ses propos soulignent que son écriture fut en grande partie guidée par l’ « i-rréflexion ».

Cette mise au point sur la nature fondamentalement simple de sa démarche artistique, s’accompagne toujours de l’affirmation de sa simplicité personnelle. Il aime s’exposer en homme du commun : « je fume la pipe et j’aime la bonne nourriture simple (…) mais je déteste la cuisine française ; j’aime les gilets décorés, et j’ose même les porter en cette morne époque. J’aime beaucoup les champignons (cueillis dans les champs) ; j’ai un sens de l’humour très simple (que même mes critiques les mieux disposés trouvent lassant)… »20. Aussi se plaît-il à prendre la défense des « lourdauds d’Angleterre » : « les jeunes gens et jeunes femmes du Yorkshire, d’un faible niveau scolaire et à l’environnement inculte et illettré ». Car il préfère, dit-il à son fils Christopher, s’ « épuiser à vaincre la "médiocrité" des "lourdauds" (…) – un sol plein de promesses sur lequel une génération plus intelligente peut pousser à son tour – plutôt que de gâcher [son] énergie avec d’autres d’une plus grande (en apparence en tout cas) intelligence qui ont été corrompus et disloqués par l’école et le "climat" de notre époque »21. Tolkien ne méconnaît pas les défauts du simple qu’il aime décrire et moquer dans ses aventures. Mais, il l’aime pour ses potentialités : le simple – les lourdauds d’Angleterre, une feuille de Niggle, des histoires passionnantes – est « un sol plein de promesse » car il ne triche pas, il est présent au monde dans une innocence originelle, il est inscrit dans ses réalités. La pertinence ou la puissance du commun ne se situe pas en lui-même, mais dans ce qu’il est capable d’engendrer. Parce qu’il est ancré dans la réalité véritable, parce qu’il n’est ni corrompu ni sali, il ne pourra produire que des fruits sains. Rien n’est moins sûr avec les produits corrompus par la sophistication et le trop plein d’artificialisation de la société moderne : ils leur manquent cette base solide et stable qui assure une poussée régulière et le sens inné et naturel de l’équilibre.

Ainsi, Bilbo le Hobbit – Tolkien s’en apercevra avec le recul – est « une étude de l’homme simple et ordinaire, ni artiste ni noble ou héroïque (mais non dépourvu de tout cela) qui évolue dans un contexte sublime ; et d’ailleurs (comme l’a observé un critique) le ton et le style changent à mesure que progresse le Hobbit, passant du conte de fée au registre noble et sublime avant de retomber avec le retour du Hobbit »22. On comprend pourquoi « les relations mutuelles entre le "noble" et le "simple" (ou le commun, le vulgaire) » et surtout « l’ennoblissement des humbles » l’émeuvent particulièrement23. Les humbles se révèlent au contact du monde et de l’Histoire : les évènements qui viennent les chercher dans leur torpeur dévoilent leurs qualités supérieures. Tolkien fera l’expérience de l’héroïsme et du courage – qu’il reconnaît supérieur au sien – des petites gens dans les tranchées de la première guerre mondiale24. Ces derniers ne cherchent pas à défier le monde, mais savent, quand la situation l’exige, y faire face et l’affronter avec le cœur et une noblesse inégalée: « il n’existe (…) pas » dit Tolkien, « d’horreur concevable que ces créatures [Les simples Hobbits] ne puissent surmonter, aidées par la grâce associée quand il le faut à un refus du compromis ou de la soumission (…).»25. Pour lui, Le simple et le noble sont étroitement liés : « sans le sublime et le noble, le simple et le commun sont totalement médiocres ; (…) sans le simple et l’ordinaire, le noble et l’héroïque n’ont aucun sens »26.

L’applicabilité plutôt que l’allégorie

Cette capacité du simple à se dépasser explique en partie selon lui, la portée universelle de son œuvre : la sublimation du message est un « phénomène naturel ». C’est pour cette raison que tant de correspondants font une mauvaise interprétation – même si celle-ci n’est pas sans fondement comme nous l’avons vu – quand ils croient à l’utilisation par Tolkien du procédé allégorique. Si l’auteur disait n’avoir aucun dessein allégorique, il ne refusait pas en revanche l’ « applicabilité ». Son histoire était applicable au monde dans lequel il vivait dans la mesure où son œuvre naissait de la vie : dans ce sens, il est impossible « d’écrire une histoire qui ne soit pas allégorique »27. Mais son histoire ne peut être allégorique puisqu’elle ne supporte aucun message intentionnel. Autrement dit, son applicabilité n’a pas été souhaitée – en tout cas dans un premier temps – même s’il sait bien que « tout cela (sa création) se rapporte essentiellement à la Chute, à la Mortalité et à la Machine »28. À mesure que se tissent les aventures passionnantes qui « disent » la rencontre du simple et d’évènements historiques, se dessinent les contours de messages à portée universelle. Le passage de la longue lettre adressée à Milton Waldman et qui évoque les légendes du Silmarillion est éclairant sur ce point :

« Le point de vue et l’intérêt ne sont pas centrés sur les Hommes mais sur les "Elfes". Les Hommes ont surgi par nécessité : après tout, l’auteur est un homme, s’il a des lecteurs ce seront des Hommes, et les Hommes doivent surgir dans nos récits, en tant que tels, et non simplement transfigurés ou partiellement représentés sous la forme d’Elfes, de Nains, de Hobbits, etc. »29

Effectivement, ce qui doit surgir surgit. Simplement, parce que l’auteur est un homme, son humanité « surgit » dans le récit. D’une certaine manière, elle force le passage sans se faire annoncer. L’œuvre, à l’insu de l’auteur, le « boit » ou plutôt « boit » l’immatérialité de sa personne, comme le ferait un buvard. Chaque « strate » du corps immatériel de Tolkien subit tour à tour son absorption. Ainsi, il transmet à ses lecteurs tour à tour son humanité – le fait qu’il appartienne à la race humaine et qu’il soit attaché à sa condition –, sa « christianité », son « anglicité », sa « Suffieldité » – Suffied est le nom de famille de sa mère – et ainsi de suite. De même, parce que l’auteur est« du monde » et « de son temps », l’atmosphère de l’époque dans laquelle il vit transparaît dans sa création. Finalement « chacun de nous est une allégorie, incarnant dans un récit particulier et revêtu des habits de l’époque et du lieu, la vérité universelle et la vie éternelle »30. Dans ces conditions, l’œuvre échappe à son créateur et acquiert une autonomie : « les histoires (…) jaillissaient dans mon esprit comme si elles m’avaient été "données" »31 dit Tolkien. C’est en relisant son œuvre que l’auteur prendra conscience des thèmes et des messages qu’elle contient32. Elle lui est en partie étrangère. C’est pour cette raison qu’il est ému jusqu’aux larmes lorsqu’il écrit certains passages33 et que les interprétations qu’il donne des aventures et des évènements qui se déroulent en Terre du Milieu ne sont faites d’aucune certitude : il écrit souvent qu’il « croit » que tel ou tel élément a telle ou telle signification. Au même titre que ses lecteurs, il est spectateur de son œuvre. Pour aider ses fans – et lui-même – à la comprendre, la seule chose qu’il puisse faire est de révéler des faits fondamentaux qui lui sont propres, de dire le « particulier ». À Déborah Webster34, il dira par exemple à cette fin qu’il est « né en 1892 » et qu’il a « passé [ses] premières années dans la "Comté", à une époque d’avant la mécanisation » et plus important, qu’il est « un Chrétien (…) et même un catholique romain ».

La question de la technique

Cette mise en valeur du simple naît sans aucun doute en réaction aux maux engendrés par la société moderne et industrielle qui ne cesseront d’inquiéter Tolkien. Ce dernier est en effet soucieux de la « technicisation » du monde qu’elle soit immatérielle ou matérielle. La question de la technique est un sujet qui revient constamment dans sa correspondance et qui reste en arrière fond de ses ouvrages. En « vieux réac », comme il dit, il râle contre « le système sanitaire américain », « les techniques de motivation », « la production de masse », « le matérialisme scientifique » qui font main basse sur le monde35. Tolkien donne souvent l’impression d’un homme traqué, fuyant par tous les moyens les bruits et les laideurs du monde actuel et particulièrement le moteur à explosion qui semble le poursuivre avec un acharnement peu commun.

On le suit, page après page, dans ses retranchements et en compagnie de son œuvre, à l’abri d’un monde qui prend parfois les allures du Mordor36. Il ne condamne pas véritablement la technique en tant que telle mais plutôt sa propension à envahir toutes les sphères de l’existence humaine. Face à l’esprit de la machine qui s’empare du monde, Tolkien ne perçoit que la force évidente de ce qui est dans sa simplicité et de toute éternité. De son rapport à la terre, de sa présence au monde, il tire son amour pour les arbres, pour la nature qui, dans son dénuement, contient une force qui surpasse tout. Cette force, qui témoigne « qu’il y eut un Eden sur cette (…) terre »37, lui sera révélée comme nulle part ailleurs au cœur de la terre où est géographiquement inscrite sa lignée et qui par conséquent vit sa venue au monde – si ce n’est sa naissance – : la terre des Suffields – ses aïeux maternels – mais aussi la terre adoptive de son père, « les hauts déserts de pierre » de l’état d’Orange en Afrique du Sud où il resta peu, mais suffisamment pour qu’elle lui transmette aussi, par capillarité, une part d’elle-même38. Sa pensée sur la question de la technique est résumée avec force dans ces quelques mots écrits à son fils le 7 juillet 194439 : « j’ai en particulier retenu tes observations sur les hirondelles qui rasaient l’eau de cette rivière. Elles touchent au cœur des choses, tu ne trouves pas ? Là est mise à nu toute la tragédie, et la vacuité, de toute machine ».

Cette critique de la technique de l’auteur du Seigneur des Anneaux est à rapprocher de la pensée d’autres auteurs du XXième siècle. En effet, les réflexions de Tolkien font souvent écho aux pensées des philosophes critiques de la technique et en particulier à celle de Heidegger. On retrouve chez le philosophe allemand le désespoir de voir la pensée calculante envahir de manière exclusive l’être de l’homme. Contre le calcul qui arraisonne toute chose, il fait lui aussi l’éloge du simple « qui garde le secret de toute permanence et de toute grandeur »40. Le caractère le plus puissant du simple ne se déploie que lorsque l’homme renoue avec ses origines ou comme dit Heidegger que lorsqu’il retourne au pays natal. Il montre ainsi son affection pour le sol, la patrie, le national qui, sublimé, révèle une certaine forme d’absolu. Le fini contient l’infini, le sensible le non sensible et l’esprit. Heidegger est attaché à la poésie de Hölderlin qui exhale ce passage entre la terre et l’éther rendu possible par l’entremise de la langue, de la parole, de la poésie. Cette parole ne révèle rien de concret, mais prend la mesure de ce qui nous sépare du ciel et du sens, à jamais inconnu pour nous, qu’il contient.

L’œuvre de Tolkien est marquée d’une même sensibilité à l’égard du monde. Il y a évidemment cet amour pour le « sol », cette place primordiale de la poésie et des langues, mais aussi cette interrogation pour ce qui reste à jamais sans réponse. Tolkien laisse à dessein dans son œuvre des parts d’ombre, des épisodes inexpliqués. Ces mystères dans l’œuvre font écho à ceux qui demeurent suspendus à l’existence humaine, à l’existence véritable. Au cœur de ces mystères, se tient bien sûr celui de la mortalité qui est l’un des thèmes majeurs de ses histoires – « ce qui revient à dire qu’elles sont écrites par un homme » dirait Tolkien. Les Elfes immortels l’appellent le « don » des hommes, chose curieuse restant inexpliquée par le mythe : « le dessein de Dieu pour les Hommes est caché »41. C’est en parallèle de cette méditation sur le monde et même en opposition à elle, que Tolkien développe une critique de la technique, de la propension à la fabrication qui, d’une certaine manière, est un refus du monde et une corruption de l’être humain dans ce qu’il a de plus cher.

« Être né trop tard »

Il nous faut maintenant aller plus loin pour comprendre la signification de la mise en valeur du simple dans cette première moitié tourmentée du XXè siècle, au sein d’une société moderne et post-industrielle. En effet, quelle peut-être la signification du simple, et en quoi peut-il être pertinent, dans des sociétés qui fondamentalement ne sont plus des sociétés du simple ? Tolkien est parfaitement conscient de cette perte fondamentale qui est un trait de la modernité. Nous envisageons celle-ci comme étant un « état » d’affranchissement fondamental par rapport au « donné » ou au « reçu ». La modernité a pris ses distances avec la tradition, la religion, la transcendance, la nature, avec tout ce qui, de l’extérieur, fait ou donne sens et à tout ce qui confère le sentiment de la limite.

Dans un contexte moderne, l’existence humaine est autonome, elle est une partie affranchie d’un tout alors qu’elle fut auparavant « intégrée », elle fut une « participation » à un ordre supérieur, naturel ou divin. L’homme moderne n’appartient plus au monde comme l’homme des sociétés paysannes car il fait le constat de la perte de « l’existence unitaire » qui marque en partie « la chute ». L’homme « désuni », regarde le monde par l’intermédiaire d’un troisième œil, l’œil de la connaissance et de la raison, l’œil qui réfléchit le monde et le rend extérieur à soi, définitivement séparé. C’est pourquoi l’homme moderne n’est plus fondamentalement simple : parce qu’il a introduit une distance entre lui etles choses, distance comblée par la raison et la « pensée réflexive » que le professeur d’Oxford nomme l’ « intelligence » de notre temps.

Mais, dans le même temps, la « désappartenance » permet à l’homme « séparé » de voir ce que, précisément englobé dans le monde, il ne voyait pas. C’est un réconfort pour Tolkien : « s’il en avait été autrement nous ne saurions pas, ou n’aimerions pas tant ce que justement nous aimons ; j’imagine que le poisson hors de l’eau est le seul poisson à avoir la moindre idée de l’existence de l’eau »42. Tolkien – comme tout homme « séparé » – apprécie le simple, la beauté des hirondelles, parce qu’il n’est plus vraiment un être simple, il est un homme d’après la chute. L’homme authentiquement simple n’apprécierait pas le simple et se contenterait de l’être. Il ne pourrait donc, comme le fait Tolkien, faire un éloge du simple car il n’aurait pas le recul nécessaire qui rendrait possible une telle démarche.

Malgré cette consolation, Tolkien ne peut se débarrasser de l’impression d’être « né trop tard »43 parce que la situation inédite dans laquelle se retrouve l’homme moderne et qui lui ouvre de nouvelles perspectives « altère » dans le même temps sa relation au monde. Cette altération est de même nature que celle qui se produit chez un individu passant de l’enfance à l’âge adulte. Dans son texte Du conte de fées, alors qu’il est en train de parler du temps où il était enfant, Tolkien commence une phrase ainsi : « En ce temps (j’ai failli écrire « heureux » ou « doré », mais il fut en réalité triste et troublé)… »44. Malgré les souvenirs douloureux de son enfance, le premier mot qui lui vient à l’esprit pour qualifier cette période est « heureux ». Cette hésitation souligne que l’état d’ignorance, caractéristique de la période enfantine met l’homme à l’abri d’un savoir qui perturbe le cours paisible de l’existence. Les temps pré-modernes sont aussi plongés dans une telle ignorance dont sont privés ceux qui sont « nés trop tard » : accéder aux savoirs ou à la connaissance c’est aussi apercevoir son malheur. Ce malheur est celui de sa condition et non celui de son quotidien. Tout être – comme le jeune Tolkien – a la sensation de ses malheurs quotidiens, mais tous ne voient pas avec la même précision ce qui fait le malheur de sa condition – le jeune Tolkien contrairement au Tolkien d’âge mûr n’en a pas pleinement conscience.

D’autres signes accompagnant la conscience de ce qui fait le malheur de notre condition témoignent de cette altération. Ainsi l’auteur réalise que des valeurs telles que l’honneur et la fidélité ne peuvent avoir été transmises sans dommage des époques héroïques à l’époque moderne. Elles n’ont heureusement pas disparu, mais ont été corrompues par l’atmosphère du temps présent par le simple fait que leur validité peut être à tout moment réévaluée, discutée, remise en cause par la raison de l’homme dorénavant hors du monde. Elles sont « investis » avec infiniment moins de conviction parce que l’homme a pris ses distances avec toutes choses ; sa manière d’être au monde n’est plus authentique. C’est l’expression de ce grand manque que nous croyons reconnaître dans le poème l’homme dans la lune est descendu trop tôt tiré des aventures de Tom Bombadil dont voici un extrait :

À la pleine lune, dans sa lune d’argent

Son cœur avait soif de feu :

Non pas les limpides lumières des blêmes sélénites C’était du rouge qu’il voulait,

Du carmin, du rosé, de l’orangé, des braises, Du feu, des flammes nacarat,

Du ciel écarlate, de ces ciels qu’on voit au lever du soleil

Quand commence un jour d’orage.

Il aurait aimé des océans de bleu, et les vives couleurs

De la forêt et des marais ;l languissait après la joie de la terre populeuse,

Il languissait après le sang si rouge des hommes. Il rêvait de chansons, de grands rires,

De viandes brûlantes et de vin,

Alors qu’il mangeait ses gâteaux de perles

Saupoudrés de légers flocons de neiges,

Et qu’il buvait clairet son éclat de lune.45

Le personnage de ce poème est hors du monde : il n’habite pas la Terre mais la Lune. Son environnement lunaire quotidien, marqué par l’inconsistance, le laisse dans un état d’insatisfaction. Il vit dans un monde aussi pur, beau et limpide qu’insaisissable, vaporeux et insipide : gâteaux de perles, flocons de neige, éclats de lune… Rêvant d’agapes on ne lui sert que de légères collations. Alors, il rêve de descendre sur la Terre qui pour lui est le lieu des réalités tangibles. Il pourra y rencontrer la « fermeté » et la réalité crue dont il veut se nourrir et se combler : il rêve de viande, de sang, de rouge, de grands rires. Il voudrait ainsi troquer la froideur contre la chaleur, les limpides lumières contre les braises, la lune stérile contre la terre nourricière. D’une certaine manière, il souhaite devenir consubstantiel au monde, pénétrer sa matière et s’en nourrir jusqu’à plus soif. Cette envie restera bien sûr inassouvie. À l’image d’autres poètes modernes tel que Rimbaud, Tolkien met ici en vers le manque auquel est confronté l’homme moderne contraint d’habiter une dimension excentré du monde véritable et qui le laisse dans un état de « désunion » permanent et le met dans la situation de ne pouvoir exister « qu’à la surface des choses »46.

Ce constat de « désunion » qui laisse à Tolkien l’impression tenace d’être « né trop tard », est renforcé par l’effet qu’ont sur lui les langues et les textes anciens. Il est comme saisi par ce qui ressemble à une clameur qui vient du fond des âges et de la terre. Une clameur – ou un chant – aux accents singuliers que son époque n’a pas été capable de produire et qui paraît d’une essence plus haute. D’où vient cette impression tenace ? Sans doute du fait que les langues et les textes anciens qui sont la substance de cette clameur, plutôt que de raconter le monde tel qu’il est vu par l’œil objectif et critique, font parler le monde à travers eux. Parce qu’ils sont « en lui », ils sont son porte-voix ou plutôt son « passe-voix ». Du monde, ils poussent le « cri du cœur ». C’est à travers ce cri « arraché » au monde que ce dernier s’expose dans la Vérité. Le monde existe par son cri et non seulement par ce que la raison ou la science est capable de nous en montrer. La vocation de l’auteur pour la philologie est inscrite dans la découverte – ou la re-découverte – de ce cri du cœur terrestre et dans la volonté de renouer avec ce qui l’a rendu possible.

En dehors de la puissance littéraire des langages et textes anciens,  la« supériorité » de la simplicité ou de l’authenticité pré-moderne semble par ailleurs confirmée par sa capacité à répondre de façon appropriée aux dures réalités d’ici-bas. Aujourd’hui, comme le montre par exemple les produits de la technique, le calcul et la « réflexivité » sont entraînés dans une permanente ré-évaluation ou ré-invention du monde. L’excès d’« intelligence » et de raison, en investissant le réel conduit à mésestimer la réalité ou plutôt – ce qui revient au même – à l’estimer trop finement : il la complexifie inutilement et finit par mettre en scène un réel « inhabité ». Or, parce que le monde est empli de difficultés, de rudesses, de dangers, ses réalités appellent des réponses adaptées souvent rapides, sensées… Mais, la sophistication des structures et des pensées complexifie le cheminement des réponses, alourdit l’efficacité des réactions et finalement fait peser un grand danger sur les sociétés qui en sont à l’origine.

Tolkien tient probablement cette conviction de sa rencontre avec l’Histoire : il fit l’expérience de sa manifestation la plus symptomatique : la guerre. Et face à ce type d’événement récurent, il a pu constater que l’attitude des gens simples – les seuls qui conservent dans le temps présent des qualités propres aux époques héroïques – s’avérait la plus adaptée, la plus à même de faire face à l’agitation du monde donc à garantir le maintien de conditions favorables au bonheur. Une question va le hanter une grande partie de sa vie : aurions-nous survécu seulement armé de l’« intelligence » de notre temps et sans les apports de la simplicité ? Autrement dit : est-ce que les progrès ont constitué un apport décisif ayant permis d’améliorer notre rapport aux réalités ?

Tolkien sera donc tiraillé entre deux convictions antinomiques. La première est que la manière d’être-au-monde pré-moderne de par sa simplicité ou son authenticité est supérieure à celle des temps modernes sur au moins deux aspects : la portée de ses productions artistiques d’abord et ensuite sa capacité  à proposer des réponses opposables au « réel ». La deuxième est l’éloignement fondamental et irrémédiable de la majorité des hommes d’aujourd’hui de cette forme authentique de la simplicité. Dès lors, toute sa pensée sera engagée dans la résolution de cette équation : recouvrer, sans dénier les données inédites de l’âge moderne, une manière d’être-au-monde plus authentique, capable de donner des réponses appropriées aux soucis de l’existence quotidienne et surtout de renouer, dans la sphère artistique, avec l’expérience du chant du monde. Dans ce nouveau contexte, la résolution de cette équation passe par un re- déploiement de la simplicité. Car, l’éloge qu’il fait de cette dernière et que nous nous sommes efforcés de décrire, n’est pas un acte purement gratuit ayant pour seul but de souligner ce que l’homme contemporain, pour son propre malheur, a définitivement perdu. L’homme a perdu l’authentique simplicité mais peut faire sienne une nouvelle forme de simplicité adaptée au temps présent.

Se prémunir contre l’absolument moderne

La chute inaboutie

Notre temps est marqué par le sentiment de la perte de l’Eden et de la certitude – pour tout être raisonnable – de ne jamais le recouvrer mais aussi de cette sensation qu’il est possible de temps à autre d’en percevoir la lumière : « nous le désirons tous (l’Eden), et nous en avons de constants aperçus : notre nature toute entière, dans ce qu’elle a de meilleur et de moins corrompu, de plus noble et de plus humain, est encore baignée d’un sentiment de l’"exil" »47. Nous pouvons peut-être, comme le dit Tolkien, « recouvrer une chose qui lui ressemble » mais d’une certaine façon, nous sommes « comme un citadin reconverti retir[ant] plus de la campagne que le simple plouc mais [qui] ne peut devenir un vrai terrien » étant « à la fois plus que cela et, d’une certaine manière, moins que cela (moins authentiquement terrestre […])48 ». Nous ne sommes plus authentiquement terrien, nous n’appartenons plus au monde de la même manière même si nous lui appartenons encore. Être simple, pour un homme moderne, c’est déjà admettre qu’il ne l’est plus authentiquement : c’est la première leçon dispensée par la pensée Tolkien et la première esquisse d’une nouvelle forme de simplicité. Être simple, c’est accepter cette évidence que nous sommes déchus et que nous ne pouvons combler le manque qui en découle. C’est ce que précisément l’homme moderne ne semble pas accepter. Tolkien a le sentiment – et c’est ici que la critique tolkinienne de l’excès de la technique prend sa source – que « le peuple des hommes » est en train de « poursuivre la Chute jusqu’à son terme ultime » et d’une certaine manière de parachever son œuvre49 en se jetant corps et âme, par l’intermédiaire de la machine et du matérialisme scientifique, dans le projet illusoire et malsain de réification du monde.

Le prolongement de la chute est la tentative d’accomplissement de l’absolue modernité : le recouvrement de l’éden non par le retour à un âge d’or ou à l’authentiquement terrestre mais par la tentation de sa fabrication. Le projet moderne, nous l’avons dit, se fonde sur l’autonomie de l’homme et de l’individu face à la nature, à la tradition, à la religion. Il a la capacité, grâce au développement des connaissances, grâce à l’instrument de la raison, de construire du nouveau à partir de l’ancien et de libérer l’être humain de certaines contingences et déterminations. L’absolue modernité qui en est la phase la plus aboutie, en poussant sa logique jusqu’à son paroxysme, vise en dernier lieu à atteindre la « vraie vie » – une forme d’absolu. Cette dernière devient par conséquent le résultat d’un acte de la volonté qui s’oppose à la « vraie vie » qui attend l’homme dans l’au-delà, à celle du jardin d’Eden qui a été donné ou créé, et non fabriqué. La tentation de l’absolument moderne naît ainsi des insuffisances de la « simple » modernité qui laisse l’humanité  au milieu du gué, embarrassée d’une existence peu satisfaisante car inachevée.

Les propos de Tolkien sur la chute souligne la nécessité de s’en tenir au premier stade de la modernité. L’humanité – ou une partie d’entre elle – a été entraînée dans le mouvement de la chute. L’enclenchement de ce mouvement qui a ouvert une nouvelle perspective permet d’envisager la réalisation de tous les « possibles ». Mais les promesses d’une telle transformation du monde sont en grande partie le fruit d’une illusion. Non qu’on ne puisse aboutir, en poursuivant cette voie, à modifier la vie et le monde en profondeur mais il est vain de penser pouvoir« parfaire » le bonheur. Pis, cette attitude peut tenir l’homme à l’écart de ce qui est le plus chérissable : la beauté du monde tel qu’il nous est donné, celle qui est révélée à nos yeux après la chute. Tolkien plaide donc d’abord pour un homme capable d’assumer cette place du « milieu », celle assignée par la chute inaboutie.

Face à la tentation de l’absolue modernité, l’auteur promeut cette nouvelle forme de simplicité dont le fondement est l’acceptation de la perte définitive de l’authentique simplicité. Dans le prolongement de cette acceptation primaire, être simple, c’est d’abord ne pas rejeter ce qui vient naturellement de soi : il faut de temps en temps, être sans prendre du recul sur sa façon d’être. Ainsi, Tolkien dit aimer porter des gilets décorés, ce qui n’est pas une façon d’être faussement simple mais de révéler, en le théâtralisant un peu, ce qui chez lui relève du simple. De même, l’auteur ne fait probablement pas une appréciation d’ordre gustatif en déclarant ne pas apprécier la cuisine française. Un être simple ne « détesterait » d’ailleurs pas la cuisine française. Derrière cette remarque, il entend sans doute davantage dénoncer la sophistication et l’extase excessive et convenue que provoquent parfois les raffinements de la culture française. Nous le comprenons aussi, par ces remarques de « militant de la simplicité », Tolkien démontre encore clairement qu’il n’est pas lui-même un être « authentiquement » simple comme peuvent l’être les « médiocres lourdauds d’Angleterre » ou les véritables Hobbits. Chez lui, la simplicité ne peut être qu’imparfaite – comme le montre son rapport ambigu au procédé allégorique – car vouloir ostensiblement être simple ou authentique c’est déjà ne pas l’être véritablement.

Être simple aujourd’hui, c’est ensuite accepter une part de soi-même un peu moins anecdotique que la précédente, celle qui lie tout individu à sa culture et qui reste une part « irréductible »  attachée à  tout être singulier.  Cette acceptation est indéfectiblement ancrée en Tolkien. Elle n’est donc pas le résultat d’un choix délibéré ou d’un acte conscient mais le témoin d’un héritage immatériel faisant partie intégrante de sa personne au même titre que son corps « carné ». Etant né anglais, il aime naturellement l’Angleterre et ce qui, au fil du temps, a forgé son caractère et son identité. Il ne cherche pas à s’éloigner de son héritage historique et culturel, à le nier parce qu’il n’est pas consciemment choisi. Il l’accepte en tant que contexte inaliénable à travers lequel il peut aller au cœur des choses – et sans doute au cœur de lui-même. D’où, sans doute, cette passion pour les langues « bien inscrites dans le sol » notamment pour l’ancien anglais des West Midlands mais aussi pour les dialectes anglo-saxons et moyen anglais ou encore pour l’islandais qui avait gardé, malgré les siècles, une vraie authenticité50. Il est aussi notable à ce propos, que l’influence française importante dans la langue anglaise ne l’intéresse guère – il n’aime pas la langue française51… Le français, introduit par les Normands, était la langue littéraire, la langue de la noblesse. Elle venait donc d’en haut ; elle était plaquée artificiellement sur une base pré-existante qui n’avait rien à voir avec elle. Les langues « terrestres » alors parlées par l’homme du commun sont les dialectes anglais – les saxons – pour lesquels il ne cessera de se passionner.

En faisant ainsi d’une part l’éloge des plaisirs simples de l’existence et d’autre part en montrant son rattachement à son identité culturelle, Tolkien est – ou va – à contre-courant de la pensée dominante. Il s’oppose à une tendance lourde de son époque – et de la nôtre – que rappelle Tom Shippey : celle de « l’intelligentsia ( ..) cosmopolite » qui aime « se réinventer » sans cesse et adopter des postures sophistiquées. Il est resté à l’écart de ce genre d’artifices et n’a jamais pensé à renier son appartenance à la classe moyenne anglaise52. Tolkien ne songe donc pas à se démettre de ce qui le précède et le dépasse. Il tentera de conserver au plus près de lui cette humilité devant le « donné » de l’existence, même le plus anodin. 

Une méfiance envers l’activité créative

Chez l’auteur, le souci de la simplicité prend enfin la forme d’une méfiance envers le travail littéraire. Car, comme nous l’avons déjà dit, l’une de ces plus grandes préoccupations est de conserver une sensibilité accrue aux réalités de ce monde. Or, son travail de création est susceptible de l’en tenir éloigné. Il veut se prémunir de l’orgueil et de la passivité des Elfes qu’il critique dans ses récits et qui a pour origine leur vocation presque exclusive à la création esthétique, activité ne les incitant pas à s’inscrire dans le réel. Tolkien doit donc – comme le doit tout homme – savoir faire taire sa part elfique : par un effort consenti, il doit se rappeler sans cesse au réel, répondre à ces« exigences ».  C’est ici que nous trouvons l’explication de l’attention pour la « nécessité » que nous avons décrite rapidement dans l’entame de notre réflexion mais aussi de sa « servitude » à l’élan créateur.

En effet, en relatant d’abord ses soucis quotidiens à ses correspondants avant de disserter sur ses histoires et sa mythologie, il semble rendre grâce au monde. Aussi, se moque-t-il souvent – ou s’excuse-t-il – du sérieux avec lequel il parle de ses histoires et de sa création. Il relativise toujours l’importance de son travail littéraire qui peut le soustraire au réel. Ce faisant, il signifie à ses interlocuteurs et se rappelle à lui-même, que la seule chose digne d’une substantielle attention, pour l’instant et tant que nous sommes ici-bas, est le monde concret et qu’il faut le chérir pour ce qu’il est et non pour ce qu’on croit ou qu’on voudrait qu’il soit. Ce sentiment explique cette fidélité sans faille au Christianisme – même s’il est parfois désespéré par les « professionnels » de l’Eglise53 – et son attitude positive déjà décrite devant les plaisirs simples de l’existence qu’il ne sert à rien de rejeter par snobisme : fumer la pipe, raconter des histoires passionnantes, boire de la bière au Bird and Baby...

Ensuite, il tente, à l’intérieur même de la sphère créatrice, non de parler du monde mais de faire parler le monde à travers lui en bon héritier des auteurs des époques héroïques. Le processus d’élaboration du Seigneur des Anneaux est entièrement imprégné de la volonté de se laisser entraîner par ce que nous avons nommé l’élan créateur. Sa volonté la plus farouche est de laisser son travail littéraire vierge de toutes sophistications et de toutes pensées trop réflexives qui sont soupçonnées de prolonger dans la sphère artistique immatérielle l’arraisonnement du monde que la technique opère déjà dans la sphère matérielle ou physique. La sophistication dans la sphère artistique en effet, est un signe supplémentaire de la tendance omnipotente du « calcul » à envahir l’existence humaine : c’est pour cette raison que Tolkien réprime ses velléités « allégoriques ». S’il met un point d’honneur à répéter inlassablement que son travail n’est pas allégorique, c’est parce qu’il s’y est tenu à l’écart volontairement. Et s’il s’est volontairement préservé  de l’allégorie c’est qu’elle menaçait à tout moment de s’introduire. Dès lors son agacement face aux interprétations allégoriques n’a d’égal que la volonté qu’il a eu de prendre son contre-pied. Ceci met à nouveau en lumière ce qui rend l’écrivain moderne radicalement différent des auteurs des temps anciens : eux chantaient naturellement le monde, leur élan n’était contrarié par aucune sorte de « ré- flexion ». Aujourd’hui, pour émettre à nouveau le cri du monde, ou quelque chose qui lui ressemble, il faut, parmi de nombreux obstacles, que l’élan créateur se fraye un chemin qui ne peut exister que par une intervention préalable de la volonté. Ainsi, c’est la volonté de l’auteur de renouer avec la simplicité, c’est la volonté de l’auteur de s’incarner dans le monde et ses réalités qui ont façonné le grand poème Tolkinnien. Celui-ci est aussi – ce qui explique en partie son succès – un cri du cœur : celui d’un monde qui est menacé car il tend à être habité exclusivement par la raison et le calcul d’où l’urgence à rééquilibrer les forces en introduisant une dose équivalente de chant et de poésie.

Par de nombreux aspects le conte Feuille, de Niggle illustre cette morale Tolkinienne qui tente de faire cohabiter désir pour la sub-création et souci pour le réel. Niggle comme Tolkien – l’allégorie est une évidence même si l’auteur tente de minimiser son intention – est un artiste passant le plus clair de son temps à peindre un tableau selon la « méthode » de l’élan créateur. C’est pour cette raison que ses dimensions ne cessent d’augmenter. Niggle aimerait se consacrait entièrement à cette œuvre de l’esprit, mais il est régulièrement interrompu par le monde extérieur qui s’immisce dans son quotidien. Ainsi, son voisin Parish parce qu’il a besoin de l’aide de Niggle – pour réparer son toit par exemple – ou parce qu’il ressent le besoin de lui signifier que son jardin, envahi par les mauvaises herbes, nécessite un entretien, vient régulièrement perturber la progression deson travail créatif. Évidemment, Parish représente l’homme authentiquement simple, l’homme du concret qui n’entend rien à cette peinture sur laquelle Niggle passe l’essentiel de son temps. Celui-ci répond tant bien que mal – sans mauvaise volonté mais sans ferveur particulière – à ce type de sollicitations venant du monde extérieur.

Ainsi va la vie de Niggle jusqu’à ce qu’il soit jugé par des voix dans ce qui ressemble au purgatoire, après qu’il ait effectué le voyage qui lui était promis depuis le début du récit et qui représente la mort. Sur quelle base est alors jugé Niggle ? Et bien, sur l’attention qu’il a portée durant sa vie aux réalités tangibles du monde et que ses juges nomment les « lois ». Par exemple, prévenir son jardin contre les mauvaises herbes rentre dans le cadre d’une loi de même que privilégier la réparation du toit de son voisin par rapport à une activité artistique qui semble être par ailleurs considérée comme une perte de temps. C’est bien cet investissement trop important dans une activité visiblement inutile qui lui est reprochée. Mais deux choses vont le « sauver » aux yeux des personnes qui le jugent. D’abord « il était peintre par tempérament » donc il répondait en quelque sorte à une sollicitation de sa nature – il ne fait finalement que respecter une sorte de loi – et donnait aussi assez peu d’importance à son propre travail puisqu’il n’en tirait aucune gloire : il a donc eu une certaine humilité par rapport à son activité de peintre. Ensuite, il n’a pas négligé totalement « les prescriptions de la loi » et les « Appels » du monde extérieur. Il y a répondu tant bien que mal et ce même si on lui reproche de les avoir nommé des « interruptions » : l’indulgence apparente des voix trouve là son origine. Il ne fait aucun doute que Tolkien a imaginé le déroulement de son propre jugement dernier et qu’il énonce dans ce texte quelques règles simples qui ont guidé ses pas tout au long de son existence : réserver, autant que ce peut, une attention constante pour les réalités de ce monde, respecter les « lois » qui nous sont imposées, donner la priorité au tangible sur l’abstrait, la confrontation au réel plutôt que la fuite par la pensée ou l’imagination. Et là encore nous constatons le nouveau rôle que joue la volonté : pour Parish s’incliner devant le réel est un acte naturel – il ne voit que lui – pour un homme « séparé » du monde – sophistiqué – comme Niggle, c’est un devoir donc un acte qui né de la volonté. Cette dernière est la seule qui puisse, dans le nouveau contexte moderne, prévenir la recherche d’un « ailleurs » illusoire fabriqué ici-bas.

Accepter la perte de l’authentiquement terrestre

Enfin, Tolkien dispense une ultime leçon : de même qu’il est illusoire de vouloir fabriquer un « ailleurs » paradisiaque sur le séjour terrestre, il est insensé de vouloir le redécouvrir ici-bas. Dit autrement, nous ne pouvons tenter de retourner à la terre – ou au simple authentique – sans trahir du même coup l’authenticité de l’acte avec laquelle nous croyons renouer. Nous ne pouvons retrouver l’innocence originelle, la simplicité originelle, sinon en apparence par le truchement d’un simulacre, leur perte étant devenue une donnée de l’existence contemporaine.

Tolkien aurait pu, d’abord, revenir s’installer sur la terre des Suffields ou sur une terre qui lui ressemblait. Rappelons que selon ses propres mots, elle était la Comté. Ainsi, il aurait pu fuir le moteur à explosion qu’il haïssait, s’éloigner des « usines », des « centrales électriques » et des « grands bâtiments modernes, plats et impersonnels ». Mais, il n’en fit rien. Au grand étonnement de certains, parce que ce fait contrastait en apparence avec le pouvoir évocateur de son œuvre, il vécut une vie de « banlieusard ordinaire » « entre ses enfants et sa famille »54. Il habita une modeste maison de banlieue que W. H. Auden  trouva « hideuse » tout comme les tableaux accrochés au mur55. Il n’a sans doute pas eu l’idée de revenir vivre en Comté car il ne pouvait plus y être de façon « authentique » : comme le citadin déjà évoqué, il a conscience qu’il n’est plus « authentiquement terrestre ». Revenir au pays natal, retourner vivre en Comté, pour un être d’après la chute comme lui, marquerait la trahison du simple, du nouveau simple, celui qui accepte la perte définitive de la simplicité des premiers hommes. La démarche du retour ne peut-être aujourd’hui que le résultat d’une volonté artificielle, d’un acte réfléchi et sophistiqué sans lien avec l’existence véritable, sans rapport avec la réalité du temps présent qui assigne à l’homme une position nouvelle et inconfortable. En cela, la tentation de l’authentiquement simple n’apporte pas plus de réponse que celle de l’absolument moderne : elle est aussi un refus d’accepter notre condition et le monde tel qu’il est ; elle est aussi un artifice.

Cet enseignement sert de conclusion au Seigneur des Anneaux. À la fin de l’aventure, les porteurs de l’Anneau ne peuvent rester dans les frontières de la Comté : ils ne peuvent plus y être « un et entier »56. Ils accèdent à une condition similaire à celle d’un homme moderne : ils sont désunis, ils ont fait l’expérience de la chute. Il est évident que les Hobbits sont les représentants d’une race qui, parmi celles qui peuplent la terre du milieu, n’a pas « chuté ». Elle est encore innocente et ignorante, « une et entière », elle est restée à l’abri de la chute première qui remonte, quant à elle, à bien plus longtemps. Sauf, sans doute, la lignée de Frodon et Bilbo qui est en train de se différencier avant même que la saga de l’Anneau ne commence : Bilbo est déjà aller au contact du « vaste monde » et, puisqu’il veut la quitter, sait qu’il n’appartient plus réellement à la terre Hobbit. L’arrivée de l’anneau ne fera, dans ce sens, qu’accentuer le mouvement de chute déjà amorcé. Frodon chute, quant à lui, parce qu’il est chargé du fardeau : il est contraint de voir le vaste monde d’une part, de le regarder en face et d’autre part, il « accède » à la tentation du mal et du pouvoir. Il est forcé de quitter l’espace-temps de la Comté où la vie simple, immuable et cyclique, l’enchâsse dans la suffisance. Seul face à son destin et pour la première fois dans un monde inconnu et sans figure « paternelle » à laquelle se raccrocher – contrairement à Sam – il se dirige inexorablement vers le point de non retour.

Non retour vers le temps et le lieu où il pouvait être sans voir et sans savoir, où il était authentiquement simple : Frodon ne peut plus revenir pour demeurer à nouveau dans le bonheur et l’unité d’antan. En compagnie de Bilbo, il partira aux « havres gris » - un paradis normalement inatteignable par les mortels – pour « une période de réflexion et de paix »57 censée les soigner avant que ne survienne la mort. Seul Sam Gamegie peut demeurer dans la Comté – mais finalement pour peu de temps – et y construire une existence d’homme simple. Car, durant toute l’aventure, son attention n’est pas fixée sur l’anneau – sauf pendant une très courte période qui s’avèrera pourtant trop longue – mais sur la servitude à Frodon. C’est l’amour pour son maître et la confiance dont il l’investit qui le préserve : l’authenticité de sa dévotion l’éloigne de la vision de l’anneau

Il ne fut que le porteur du porteur de l’Anneau. Ce dernier est sacrifié pour un dessein plus grand que lui. C’est le sens de cet échange entre Sam et Frodon dans les dernières pages de l’ « Anneau » :

« Mais, répliqua Sam, les larmes aux yeux, je croyais que vous alliez aussi jouir de la Comté durant maintes années, après tout ce que vous avez fait. »

« C’est ce que j’ai cru aussi, à une époque. Mais j’ai été trop grièvement blessé, Sam. J’ai tenté de sauver la Comté, et elle l’a été, mais pas pour moi. »58

La Comté a retrouvé son lustre d’antan, mais ceux qui ont perdu l’authenticité terrestre ont perdu, dans le même temps, la capacité d’en jouir. Frodon est un « homme » changé, différencié, séparé qui ne peut se baigner dans les eaux du même fleuve même si le cours de celui-ci a été restauré. Frodon est à l’image de son créateur et d’un homme moderne : il est condamné à errer entre « deux eaux ». L’eau de l’enfance où se baigne l’homme authentiquement simple et l’eau du bain bouillonnant de l'"absolument moderne".