Le nucléaire et l’obsédante horloge du Jugement dernier
Les raisons qui nous poussent à agir pour éviter une catastrophe écologique ont évolué avec le temps. Aujourd’hui, c’est bien sûr le changement climatique qui nourrit l’alarmisme écologique. Cette « crise climatique » s’est substituée à d’autres crises qui n’ont plus cours aujourd’hui : celles de l’explosion démographique, du trou de la couche d’ozone, des pluies acides, etc. Une autre a beaucoup inspiré les penseurs de la fin des temps : le développement technologique. Si ce dernier a rendu d’immenses services à l’humanité, il a aussi fait craindre le pire.
Au milieu du XXe siècle sont ainsi apparus les « penseurs de la technique » redoutant que le développement technologique n'entraîne des catastrophes. On pense ainsi aux philosophes Martin Heidegger, Günther Anders ou Jacques Ellul en France. L’époque, faut-il le rappeler, avait vu naître la technologie nucléaire qui, avec Hiroshima et Nagasaki, avait glacé le sang de tous les observateurs un tant soit peu lucides.
C’est à cette époque qu’Eugene Rabinowitch et Hyman Goldsmith qui avaient participé à la mise au point de la bombe nucléaire, lancèrent la revue Bulletin of the Atomic Scientists. En 1947, cette revue lança « l’horloge du Jugement Dernier » (Doomsday Clock) censée indiquer la proximité de l’hiver nucléaire. A l’origine, elle était réglée à minuit moins sept. En fonction des évènements géopolitiques et climatiques, la position de l’aiguille a ensuite fluctué. Les essais atomiques de l’Union Soviétique en 1949 l'avaient placée 4 minutes avant minuit tandis que sa chute en 1991 l’avait ramené à 17 minutes. En 2007, les menaces du changement climatique l’ont rapprochée un peu plus près de minuit et en 2023, à cause de la guerre en Ukraine, l’horloge indique 90 secondes avant l’heure fatidique… Le bulletin of the Atomic Scientists précise dans son dernier communiqué que notre beau carrosse la Terre n’a jamais été aussi proche de se transformer en une vieille citrouille décrépite et inhabitable.
Malgré les tensions géopolitiques actuelles, il ne fait aucun doute que la peur de la bombe a largement diminué depuis la fin de la guerre et a laissé place à l’inquiétude climatique. Dans ce contexte, il est assez cocasse de souligner que le nucléaire, dans sa forme civile cette fois, n’est plus vu comme le facteur accélérateur mais comme un facteur décélérateur… Beaucoup d’observateurs jettent leur dévolu sur le nucléaire espérant retarder l’avènement de la fin du monde. Ils lui trouvent cette qualité qui évite de réfléchir plus avant : les centrales nucléaires ne rejettent pas de CO2… Ils se « raccrochent » au nucléaire pour éviter la chute comme Harold Lloyd à l’aiguille de l’horloge dans une des plus célèbres scènes du cinéma muet. Cette attitude souligne une nouvelle fois l’aspect binaire du débat sur la transition énergétique : ce qui émet du CO2 est mauvais et ce qui n’en émet pas est excellent.
On s’étonne que personne ne souligne jamais que le nucléaire est pourtant un grand émetteur de gaz à effet de serre puisqu’il rejette de la vapeur d’eau en quantité importante. En 2023, on a appris que l’explosion du Volcan Hunga Tonga avait sans doute eu un effet réchauffant notable à cause des quantités considérables de vapeur d’eau rejetées dans l’atmosphère… On se demande pourquoi la prolifération de centrales nucléaires fonctionnant en continu à l’échelle globale ne pourrait avoir un effet similaire. Je suis un piètre lecteur des revues de géophysique à comité de lecture et certaines subtilités m’échappent sans doute, mais je m’étonne que la peur panique de l’effet de serre disparaisse aussitôt que le phénomène est produit par un autre gaz que le CO2.
La France, au vu de ses investissements passés, a évidemment raison de maintenir et de renforcer sa filière nucléaire. Ce choix est dicté par une rationalité économique, sociale et environnementale spécifique à sa situation. Mais, ce qui est bon pour la France n’est pas forcément bon pour le reste du monde. Les problèmes de la gestion des déchets radioactifs, des possibles accidents de grande ampleur, de l’alimentation de l’industrie militaire existent toujours. Par ailleurs, la construction d’une filière reste technologiquement très complexe et très coûteuse. Pour un ensemble de pays devant fournir rapidement à leur économie et à leurs citoyens une énergie abondante et bon marché, elle n’est assurément pas la meilleure option. Que l’Afrique ne puisse capitaliser sur ses ressources fossiles facilement mobilisables pose aujourd’hui un problème éthique. Les sources d’énergie renouvelables intermittentes et le nucléaire ne permettront pas au continent d’atteindre avant longtemps des niveaux de développement adéquats.
Le nucléaire est une source d’énergie qui doit incontestablement avoir sa place dans le bouquet énergétique mondial, mais il faut aujourd’hui se méfier de l’enthousiasme qu’il suscite. On ne peut simplifier à l’extrême les enjeux d’énergie et ne juger la valeur de la transition qu’à l’aune des seules performances en termes de CO2. Il faut élargir son champ de vision et, pour cela, savoir détourner le regard de l’obsédante horloge du Jugement Dernier. Une peur exacerbée peut, en effet, entraîner une ferveur déraisonnable.