Une feuille inédite du grand arbre Tolkinien
La sortie prochaine en France des Enfants de Hurín est l’occasion pour nous de reparler d’un auteur qui a marqué de son empreinte le XXième siècle : John Ronald Reuel Tolkien. Né en 1892 et mort en 1973, il fut un grand spécialiste de philologie et professeur à Oxford. Mais, il est surtout connu pour être l’auteur d’un livre très célèbre : le Seigneur des Anneaux. Tom Shippey, l’un des spécialistes mondial de Tolkien rappelle que ce livre a été désigné à plusieurs reprises par les lecteurs anglais (avant son adaptation cinématographique) comme l’ouvrage le plus important du XXième siècle !
Evidemment ceci fait ressurgir un éternel débat : le succès d’une œuvre auprès du public est-il la garantie de sa qualité « littéraire » ? Le Seigneur des Anneaux, le Da Vinci Code ou Harry Potter sont des best-sellers, mais sont-ils pour autant de grands livres ? Nous laisserons cette question de côté pour simplement souligner, pour commencer, que le succès populaire n’est jamais anodin. Il est souvent le signe d’une œuvre qui se laisse lire avec délectation. Le professeur d’Oxford aimait d’ailleurs rappeler que l’un des plus grands intérêts de la littérature est de plonger les lecteurs dans des histoires merveilleuses. Ainsi, Tolkien n’avait pas d’ambitions démesurées : il souhaitait simplement raconter des histoires passionnantes qui provoqueraient le « plaisir littéraire ». Le Seigneur des Anneaux est né de ce dessein très humble.
Mais, l’œuvre de Tolkien ne se résume pas à l’ouvrage qui a fait sa renommée. Le Seigneur des Anneaux n’est que la partie émergée d’un iceberg ou, pour reprendre une image qui sied à l’auteur, il n’est qu’une feuille perdue au milieu d’un grand arbre. Tolkien ne se contenta pas en effet d’écrire un simple récit : il créa un véritable monde secondaire. À la lecture de l’ « anneau », on a déjà cette étrange sensation, qu’au-delà du récit, existe un monde plus vaste comme si l’on percevait un paysage à travers un feuillage. Le pouvoir évocateur de ce livre provient en grande partie de l’impression tenace d’un arrière monde, d’un arrière monde qui apparaîtrait plus clairement et dans lequel se diluerait le récit si l’auteur n’avait pas l’obligation de faire vivre ses personnages.
Plonger dans cet univers secondaire est aujourd’hui possible ! Depuis ses plus tendres années (et bien avant d’écrire les aventures des Hobbits) jusqu’à son plus grand âge, Tolkien avait patiemment « tissé » un ensemble de légendes et de mythes que l’on peut maintenant découvrir en lisant les douze volumes de l’Histoire de la Terre du Milieu. Cet ensemble de récits mythiques n’a pas été publié de son vivant, mais son fils Christopher s’est chargé de les rassembler et de les mettre en forme après sa mort. C’est donc grâce à lui et, pour le lecteur français, grâce au regretté Christian Bourgois et à des traducteurs courageux et passionnés, que l’on peut avoir accès à cet univers fascinant. Cette œuvre gigantesque raconte la création d’un monde par Eru (le « Premier ») et l’arrivée successive des Ainur (ou Valar), des Elfes, des hommes et des autres races qui peupleront ensuite la Terre du Milieu. L’épisode raconté dans le Seigneur des Anneaux trouve sa place au milieu de ce gigantesque tableau ainsi que l’histoire de Hùrin qui est aujourd’hui offerte au lecteur français.
L’ampleur, la beauté, la richesse, l’étrangeté de ces légendes au moins aussi puissantes que celles qui nous viennent d’un passé plus lointain, expliquent que Tolkien soit souvent apparu comme un exemple indépassable pour les auteurs qui, après lui, s’essaieront à la Fantasy. La Fantasy est ce genre de la littérature qui s’inspire de l’univers médiéval, des mythes et légendes germaniques et du nord de l’Europe et qui est aujourd’hui trop souvent ignoré de la critique littéraire. Depuis Tolkien, ce genre a élargi de façon considérable sa sphère d’influence et on la retrouve aujourd’hui dans des domaines aussi variés que les jeux vidéos ou la bande dessinée. Mais, très récemment, il a donné naissance au phénomène de l’édition le plus marquant de ces dernières années : Harry Potter.
Pour faire ressortir la puissance et l’originalité d’un auteur comme Tolkien, il n’est pas inutile d’établir une rapide comparaison avec l’œuvre de Rawling. Une différence fondamentale sépare les deux auteurs. Harry Potter est certes un sorcier mais, contrairement aux apparences, l’univers dans lequel il évolue ne diffère pas fondamentalement du nôtre. Ne reçoit-il pas en cadeau le Nimbus 2000, la dernière version du balai de sorcière comme un enfant de notre temps recevrait la toute nouvelle console de jeux vidéo ou la toute dernière paire de chaussures à la mode ? N’est-ce pas le thème du racisme qui revient tout au long de la sériepuisque les forces du mal se nourrissent de la haine de l’autre « race » ? Enfin, ne faut-il pas voir une apologie du métissage dans la mise en scène de ce « prince de sang mêlé » ? À chaque page, Rawling révèle les obsessions les plus actuelles de notre temps. Le monde d’Harry Potter c’est entièrement le nôtre !
Au contraire, Tolkien nous mène dans un monde qui nous est étranger. Il évite les jeux de miroirs et nous entraîne dans un ailleurs. L’univers qu’il a créé est « autre » et c’est pourquoi il nous attire et nous fascine davantage qu’il nous amuse. L’arbre est si grand et ses racines semblent s’enfoncer si profondément dans un passé inconnu et lointain qu’il est un réservoir sans fond de questionnements et d’intérêts. On pourrait passer une éternité à aller et venir sur ses branches et à découvrir de nouvelles feuilles qui, malgré des passages répétés au même endroit, nous apparaissent pour la première fois. La magie qui émane du monde tolkinien est lié à son caractère inépuisable. La lecture de l’Histoire de la Terre du Milieu aurait pu lever le voile de mystère qui enveloppait le Seigneur des Anneaux. Mais, plutôt que de l’épuiser, elle le renforce au contraire. Les récits mythiques ne se referment jamais : ils s’interrompent parfois sans coup férir laissant au lecteur le soin d’imaginer une fin et parfois se développent en diverses versions. Ils s’entremêlent, passent et repassent au même endroit puis prennent soudainement des directions inattendues. C’est pourquoi il ne faut pas les lire comme des récits d’aventures. Comme la feuille se laisse porter par le vent, il faut se laisser mener par le mouvement des mythes et légendes.
On ne saurait donc trop conseiller au lecteur de découvrir le paysage qui se cachait derrière l’épais feuillage du Seigneur des Anneaux. Grâce à sa lecture aisée, le récit des enfants de Hùrin l’incitera peut-être à se plonger plus avant dans les douze volumes de l’Histoire de la Terre du Milieu. Il lui faudra alors davantage de patience : l’aventure, cette fois, est une errance !