Gouverner la nature ? Vers des régimes autoritaires écologistes
Bertrand Alliot et Laurent Godmer (Université Paris-Est), Alliance française de Trujillo, Pérou, 19 mars 2010
Aux Amériques, l’hiver 2010 a été marqué par deux séismes, le 12 janvier à Haïti et le 27 février au Chili. Ce type d’évènements met toujours en question, quel que soit le nombre de morts la capacité des États à les anticiper, les contenir, les penser, les prévenir, c’est-à-dire à gouverner le climat ou gouverner la nature. La nature, l’ensemble des acteurs « non-humains » ne peut pas, par définition, être « gouvernée » comme le sont les humains. Néanmoins, la question de l’environnement est devenue médiatiquement et politiquement omniprésente. La nécessité de définir des politiques publiques environnementales au périmètre toujours plus large ne conduit-elle pas à l’émergence d’un « écopouvoir » (Pierre Lascoumes), c’est-à-dire un gouvernement des hommes en tant qu’acteurs centraux des transformations de la « nature » ?
Les préoccupations concernant l’environnement s’expliquent notamment par trois phénomènes : 1. le constat de l’action délétère des activités humaines sur celui-ci (avec des catastrophes comme celles de Three Mile Island, Tchernobyl ou Bhopal) 2. Un relatif consensus récent à propos du réchauffement du climat et de la limitation des ressources naturelles 3. L’existence de modes de décisions et de technologies permettant d’imaginer une action des États sur l’environnement global. Du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro (1992) à ceux de Bali (2007) et Copenhague (2009), leurs dirigeants ont participé à des « forums », avec parfois une dimension coercitive codifiée (les protocoles de Kyoto de 1997), mais ont maintenu la politique environnementale comme horizon non contraignant et rhétorique.
Ce blocage provient d’une difficulté à traduire en gouvernement naturel les propositions des « savants » (dont l’ancêtre serait Sven Arrhenius, qui théorisa l’effet de serre en 1896), tels ceux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). La question est donc posée : est-il possible de répondre politiquement au défi écologique et si oui par quels types de gouvernement ?
L’impossible remise en cause de l’aspiration au bien-être
L’incompatibilité entre développement et protection de l’environnement
La crise écologique est globale et s’inscrit dans le temps long ce qui la situe de facto hors du champ habituel de la décision politique. L’échelle de temps et d’espace est en effet un obstacle majeur qui empêche la formalisation d’une réponse adéquate aux problèmes d’environnement. Cependant, des politiques de prévention, notamment dans le domaine de l’environnement, ont été mises en place depuis quelques décennies (politique des risques naturels, lutte contre les CFC et la sur-pêche), preuve que le pouvoir politique est capable d’une certaine anticipation. Le tout est de savoir à quel coût cette politique d’anticipation globale peut être réalisée et si celui-ci peut-être admissible par le couple gouvernants/gouvernés implicitement d’accord pour ne pas sacrifier les politiques de croissance économique ?
C’est là le principal écueil. La protection de l’environnement et l’aspiration au développement économique sont pour l’instant incompatibles. Autrement dit, plus un pays est engagé dans la voie de l’amélioration des conditions de vie et plus l’état général de l’environnement se dégrade. Ce fait est assez clair si l’on observe certains indicateurs. Les crises économiques montrent par exemple systématiquement une baisse substantielle des émissions de CO2 dans les pays affectés (crise de 1990 à l’est, crise financière de 2008). Les récessions ont des effets bénéfiques quasi immédiats sur l’état de l’environnement qui sont à mettre en parallèle avec les résultats laborieux obtenus par de nombreuses politiques de l’environnement notamment au niveau international.
Par ailleurs, même s’ils existaient auparavant, les problèmes d’environnement sont largement issus de l’ère industrielle dans laquelle les États sont entrés progressivement au XIXe et au XXe siècle. Il y a donc bien aujourd’hui une incompatibilité entre protection de l’environnement et développement économique contre laquelle buttent les velléités de répondre efficacement au défi écologique. Pourtant, cette incompatibilité n’est pas admise par les responsables politiques qui préfèrent défendre l’idée d’un possible développement durable, c’est-à-dire compatible avec la conservation des grands équilibres planétaires.
Cette posture bien établie et répandue montre deux choses. La première est que l’environnement est dorénavant considéré comme un sujet important dont le pouvoir politique a le devoir de se saisir. Ces dernières années, on peut dire qu’il y a eu, au moins dans les pays développés, une conversion écologique sincère des élites politiques. La seconde est que ces élites politiques ne peuvent envisager le règlement de la crise écologique en remettant en cause l’objectif du développement. Celui-ci est apparemment non négociable. Dans les années 1970, les écologistes semblaient montrer logiquement que le règlement des problèmes écologiques globaux devait passer par une suspension ou un arrêt de la croissance économique comme le proposait par exemple le Club de Rome. Mais, ensuite, l’effort des institutions a consisté à prendre le contre-pied de cette idée en inventant le développement durable (Rpport Brundtland de 1987). Cette thèse reste invérifiée.
Cela ne signifie pas qu’un développement durable est « structurellement » impossible. La non-durabilité du développement n’est peut-être que conjoncturelle. On peut imaginer que des avancées technologiques majeures puissent donner naissance à une croissance verte. Cependant, tout reste à démontrer dans ce domaine.
La contrainte du principe vital
Il est maintenant intéressant d’essayer de comprendre pourquoi la protection de l’environnement planétaire ne peut s’envisager que dans le cadre d’une hypothétique compatibilité avec le développement. Autrement dit, pourquoi l’objectif du développement et de la croissance reste apparemment non négociable ? Pour le comprendre, il faut entrer dans des considérations anthropologiques. Il nous semble que l’horizon humain en général et que l’horizon politique en particulier sont dominés par un même principe vital.
L’obsession de la croissance économique n’est pas un présupposé idéologique. Plus qu’à un enfermement des esprits dans un dogme ou à un manque d’imagination (selon Serge Latouche par exemple), elle est liée à une passion du bien-être et du confort. La recherche du développement et de la croissance ne poursuit qu’un seul et même objectif : l’amélioration des conditions de vie ou leur maintien. Ainsi, les élites politiques ne feraient que suivre l’aspiration profonde des masses, elles-mêmes gouvernées par un principe vital.
Les mythes les plus répandus, l’âge d’or ou le paradis perdu, expriment parfaitement ce qui est en jeu ici. Le thème du paradis perdu ou de l’âge d’or exprime ce regret du lieu ou du temps où l’homme ne travaillait pas, autrement dit, où il n’avait besoin de fournir d’effort pour vivre. Le mythe exprime la volonté de l’espèce humaine de se débarrasser du travail. Le mot « travail » est ici à prendre dans son acception ancienne rappelée par exemple par Hannah Arendt dans les premières pages de Condition de l’homme moderne : une activité permettant à un individu de nourrir son métabolisme. Le travail dont l’homme cherche à se débarrasser est le travail physique dont l’archétype est l’effort quotidien, répétitif et harassant du cultivateur.
La disparition des sociétés paysannes au profit des sociétés citadines est la traduction la plus évidente de l’aspiration au confort révélé par le mythe de l’âge d’or. Car qu’est-ce que la ville sinon l’édification d’un univers où il n’est plus besoin de travailler ? La ville est en quelque sorte une seconde nature où les biens de la vie quotidienne sont abondants et accessibles sans effort. Les sociétés modernes et développées ont pour ainsi dire réussi à supprimer le travail. Le phénomène le plus marquant de l’histoire récente d’homo sapiens est la démocratisation de l’accès à cette seconde nature qui s’est traduite par une migration des paysans vers les villes.
Gouverner des hommes, c’est avant tout gouverner des êtres « vivants » habités de désirs naturels. Les êtres vivants sont engagés dans une limitation des dépenses énergétiques. Le plus souvent, il cherche donc à se prémunir contre les efforts inutiles. On pourrait dire que la nature cherche toujours le plus court chemin. C’est ainsi que dans des contrées de plus en plus nombreuses les ours, se nourrissent exclusivement sur des décharges parce qu’ils y trouvent une nourriture abondante et facilement accessible. Pourtant, l’image d’Épinal voudrait qu’ils soient en train de pêcher le saumon dans des rivières aux eaux transparentes. C’est le même genre d’erreur que l’on peut faire à propos de l’être humain. En observant des représentants de l’espèce humaine, on remarquera qu’ils sont plus enclins, dans la mesure où ils ont le choix, à utiliser les escalators que les escaliers. Être un être vivant, c’est d’abord et avant tout posséder un corps qui se fatigue au contact du monde physique.
Ainsi, les élites politiques se seraient engagées pour le maintien et l’amélioration des conditions de vie parce que leur rôle est le gouvernement des vivants dont la caractéristique est d’emprunter toujours, si possible, le chemin le plus facile. Il ne peut être question de sacrifier le confort du présent pour un bonheur futur hypothétique car l’existence d’un être vivant n’a de sens que dans le quotidien. L’hypothèse que l’on formule est donc que nous vivons dans le cadre d’une biopolitique. Une politique qui est « bio » non pas, comme le disait Michel Foucault, parce que le gouvernement utilise le biologique comme moyen de pression, mais qui est « bio » parce que le principe de vie détermine directement l’action politique.
L’impossibilité « éco-pouvoir » et la dérive « écocratique »
Un gouvernement de la nature semble a priori « démocratique » (servant le grand nombre) mais les voies pour y parvenir seraient autoritaires car seul l’autoritarisme semblerait pouvoir contrer cet élan des masses.
La démocratie paradoxalement rétive à l’écogouvernement ?
Le court-termisme. Le problème écologique apparaît surtout comme celui du gouvernement du temps, surtout du futur. Pour Jared Diamond, l’auteur d’Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition et de leur survie, la crise environnementale peut être évitée: « Les dirigeants qui ne se contentent pas de réagir passivement, qui ont le courage d’anticiper les crises ou d’agir suffisamment tôt, et qui prennent des décisions pertinentes et résolues garantissant une gestion des problèmes par le haut, peuvent véritablement changer le cours de l’histoire de leur société. » (p. 506 de la 2e édition française, 2009). Il illustre ce problème du management du futur avec le cas des Mayas, dont les rois et les nobles n’ont pas pris garde aux problèmes à long terme et se sont effondrés. Dans les démocraties, le rapport au temps, scandé par les scrutins, est court-termiste.
Une des conséquences du court-termisme est la théorie en vogue des « gagnants et des perdants du réchauffement climatique », reprise par un rapport de 2010 commandé par la Banque mondiale, qui se focalise sur les effets à court ou à moyen terme de ce phénomène. Le global warming auraient ses losers (Pays-Bas, Bangladesh, Japon, Philippines, Europe du sud, Chine) et ses winners (Europe centrale et orientale, Scandinavie, Canada, Russie), dont la productivité agricole devrait s’accroître fortement d’ici 2050. Mais les effets secondaires du réchauffement (catastrophes, conflits, urbanisation, migrations massives) sont de nature à déstabiliser les États supposés « gagnants ». Néanmoins, cela peut expliquer les stratégies différenciées et la difficulté à mobiliser autour du long terme quand le court terme est assuré, mais aussi souvent le moyen terme. Une question centrale est ainsi la durée des mandats électifs. Par exemple, on peut considérer que des mandats présidentiels d’une durée de 5 ans comme au Pérou ou en France ne permettent pas la mise en place des politiques publiques visant à modifier le climat. En outre, la désynchronisation des rythmes électoraux entraîne une campagne permanente, comme l’attestent les cas de l’Allemagne et des États-Unis.
Les élites politiques et l’écocide. L’opposition des élites politiques au déterminisme environnemental est compréhensible dans la mesure où il peut être lu comme une entreprise de dépossession. Les élites politiques sont souvent loin de s’intéresser à l’écocide, car, de par leur mode de sélection, elles sont fréquemment localistes (cette dimension est extrême dans les pays à scrutin majoritaire à un tour ou dans ceux où se pratique le cumul des mandats). L’inertie du personnel politique s’explique par cet enracinement, le clientélisme, et par la surreprésentation des territoires ruraux observable aux États-Unis, en Australie ou en France. Les élites nationales sont donc paradoxalement locales. Les logiques de la carrière politique et de la formation des élus ne leur permettent pas d’envisager une saisie de problèmes vus comme extrapolitiques et électoralement risqués. Par exemple, une tempête a tué 53 personnes en France le 28 février 2010, mais il semble difficile d’envisager que les maires des villes côtières, issus du monde économique, interdisent les constructions.
Un gouvernement de la nature forcément autoritaire ?
La logique de l’état d’exception écologique : la techno-écocratie. La surdétermination climatique qui sous-tend nombre d’essais et de films défendant l’environnement peut s’apparenter à un plaidoyer pour des formes nouvelles de totalitarisme (notamment chez Hans Jonas). Par exemple, J. Diamond, fait le constat suivant lorsqu’il étudie les politiques écologiques : « lorsque la démocratie fut instaurée en Papouasie-Nouvelle-Guinée, force me fut de constater au cours de mon séjour que la dictature militaire avait plus œuvré, comparativement, à la protection de l’environnement. » (p. 555 de la 2e édition française d’Effondrement). La mise en place d’un référentiel écologiste platonicien pour beaucoup reviendrait à prôner une « dictature écologiste », que l’échec relatif de Copenhague semblerait légitimer.
Copenhague » : l’impossible gouvernement naturel mondial non-autoritaire ?
L’échec de Copenhague est avéré, mais est également à relativiser historiquement. Le processus de négociation s’inscrit dans la durée : il a commencé avec lacréation du GIEC par l’OMM et le PNUE en 1988 et son point d’orgue fut le Protocole de Kyoto en vigueur depuis 2005. Maintes conférences jalonnent la décennie 2000 et contribuent à l’émergence d’un proto-gouvernement naturel mondial aux compétences restreintes, alliage d’utopies kantienne et scientiste : Bonn (2001), Marrakech (2002), Montréal (2005), Bali (2007), et Poznan (2008). En 2009, le Sommet de Copenhague (7-19 décembre) a constitué un bon analyseur de l’absence de gouvernement de la nature. Ce sommet consistait en la réunion des délégués (dont 119 représentés par leurs chefs d’États et de gouvernement) des 193 États membres de l’ONU dans le cadre de la XVe Conférence des Parties (COP15) à la Convention des Nations Unies sur les changements climatiques (CCNUCC), un des traités signés à Rio de Janeiro en 1992. Il fut considéré comme un échec car la déclaration générale était sans dimension décisionnelle (l’Accord de Copenhague approuvé par une trentaine d’États), parce qu’il n’a pas retenu l’objectif de réduction des gaz à effet de serre de 50 % à l’horizon 2050 proposé par les « savants » et parce qu’il n’a pas envisagé l’idée de la création d’une organisation spécialisée de l’ONU chargée de contrôler les dégagements de dioxyde de carbone. Le processus est lent : il ne peut s’accélérer véritablement lors des conférences des négociateurs à Bonn en juin 2010 et des ministres à Mexico en décembre 2010. Ce n’est pas un problème de régime, car nombre des délégations présentes à ce sommet étaient celles de gouvernements autoritaires (à commencer par la Chine). Si des grands États considérés « responsables de l’échec » (États-Unis, Inde, Brésil, Afrique du Sud) sont des « démocraties », c’est surtout la défense de leurs intérêts à court terme qui les meut.
La possibilité des États de droit émancipateur et planificateur. On peut considérer que l’État de droit implique une prise en compte de l’avenir, une politique du futur visant à assurer la pérennité des droits. Que serait un droit dans une configuration où son application serait à la merci de la moindre « catastrophe naturelle » ? D’autre part, l’ « exception » n’est pas absente dans l’espace démocratique, en particulier dans les domaines nucléaire et militaire. Une solution serait l’élargissement « juridique » de la population des représentés intégrant les jeunes, les futures générations et les non-humains à la décision. Le droit à être protégé contre les destructeurs d’environnement, ou contre l’absence de prévision peut légitimer la mutation des États de droit en États de droit écologiques.
Cela signifie plusieurs mutations : un retour de la planification, un transfert partiel de pouvoir aux « élites des politiques de l’État » (William Genieys), une place centrale aux scientifiques comme spécialistes du futur et des non-humains à représenter, une forte recentralisation (alors que la plupart des États d’Europe et d’Amérique se sont fortement décentralisés), et enfin un conflit intellectuel avec les institutions religieuses, puisque les politiques écologiques peuvent être vues comme proposant un salut hic et nunc rationaliste.